Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
n'as-tu rien à lui demander? Comme tu écouteras ma prière, il écoutera les tiennes. Rends-moi mon père fait prisonnier aujourd'hui; il ne peut payer rançon, il est vieux, il n'a que ses fils pour tout bien, et nous ne possédons que nos femmes, nos enfants, nos boucliers et quelques bestiaux à peine suffisants pour nous nourrir, tandis que tes soldats à toi égorgent tout un troupeau pour choisir une bouchée de viande à leur goût, laissant le reste aux vautours et aux hyènes. Ô fils de Zaoudé! renvoie-nous un vieillard qui n'a de valeur que pour ses enfants!
C'était beau de voir, au milieu de la nuit, nos soldats debout, en armes, éclairés par les flammes dansantes du bivac, suivant attentivement la voix vibrante de cet étrange harangueur. On lui cria d'attendre. Avant qu'il eût achevé, un vieillard d'apparence chétive se présenta en disant:
—Ô Guoscho! c'est moi qui suis le père.
Le Prince le questionnait, lorsque soudain la lune reparaissant, le harangueur poussa un hurlement de guerre qu'il termina par un ricanement, et nous entendîmes le bruissement des branches qu'il froissait dans sa fuite. À distance, il nous cria:
—Traîtres Gojamites! vos carabines attendaient la lune, n'est-ce pas? Gardez le vieillard: faites-en ce que vous voudrez; mais il ne vous servira pas d'appeau. Venez donc un peu ici, javeline à javeline.
Le Prince fit sortir une troupe avec un homme criant dans la langue des Gallas:
—Assurance! voici le prisonnier.
Celui-ci criait également, mais en vain. Ils furent assaillis par des projectiles, et, malheureusement, trois ou quatre des nôtres rentrèrent blessés. Le pauvre vieillard tremblait en reparaissant devant le Prince, qui lui dit:
—Nous valons mieux que vous autres; va-t'en, si tu veux.
Le vieillard se prosterna; puis, s'arrêtant un instant à l'issue du camp pour s'annoncer à ses compatriotes, il disparut dans les fourrés. L'ennemi nous cria:
—À la bonne heure! Maintenant reprenons la grande affaire.
Et quelques javelots vinrent de loin se ficher entre nos huttes, mais ce fut la fin des hostilités pour cette nuit-là.
La richesse du deuga du Liben, comme celle de presque tous les deugas éthiopiens, consistait en bétail, en chevaux et en objets de valeur faciles à soustraire à nos recherches. Ayant envoyé leurs femmes et leurs troupeaux dans les kouallas à l'Ouest, les habitants, cavaliers habiles et belliqueux, avaient pris tout d'abord l'ascendant sur les nôtres, dont les chevaux du reste manquaient de nourriture suffisante. Nos fantassins rondeliers, même nos fusiliers n'osaient guère escarmoucher en plaine, de peur d'être enlevés par l'ennemi; enfin, nos nuits étaient si peu tranquilles, qu'on résolut de retourner vers l'Abbaïe, en parcourant les woïna-deugas et les kouallas, où nous devions trouver en abondance des grains dont nous manquions, des troupeaux, et où notre nombreuse infanterie pourrait reprendre tous ses avantages.
L'aspect du pays que nous avions parcouru depuis l'Abbaïe était fort beau. Les Gallas, pasteurs à l'origine, se préoccupent encore avec prédilection du soin de leurs troupeaux; c'est en les poussant devant eux qu'ils ont marché à la conquête des terres qu'ils possèdent, et où ils se sont établis d'une façon conforme à leur occupation favorite. Au lieu d'être réunies en villages ou en hameaux, leurs maisons sont éparpillées au milieu de leurs champs et de leurs prairies, et ressemblent même à leurs anciennes tentes rondes qu'ils auraient recouvertes en chaume. À moins d'invasion exceptionnelle comme la nôtre, ils n'ont jamais à souffrir du passage des armées et des dévastations qui en sont la suite. Aucun ennemi ne venant ébrancher ou abattre les arbres qu'ils aiment tant à planter auprès de leurs habitations, la verdure et l'ombre réjouissent partout les yeux et donnent au paysage une richesse et une variété qui en font comme un jardin sans bornes. Le climat sain, égal et tempéré, la fertilité du sol, la beauté des habitants, la sécurité dans laquelle leurs demeures semblent assises, font rêver de s'arrêter en si beau pays. Souvent, durant nos marches, on voyait un soldat fatigué quitter son rang, s'affaisser jusqu'à terre en glissant le long de la hampe de sa javeline et dire, en contemplant le site:
—Hein, vous autres! quel dommage que cette terre ne soit pas chrétienne! comme on y attendrait bien la fin de ses jours!
Nous apprîmes par des
Weitere Kostenlose Bücher