Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
nombre de troupes que chacun des grands vassaux conduisait ordinairement au secours de son suzerain; enfin j'ai pris celles des chefs les plus à même de juger de la vérité, et je me suis arrêté à des chiffres bien inférieurs à tous ceux qui m'étaient ainsi fournis. J'ai tenu compte également de cette circonstance que tel grand vassal qui pourra, dans sa province, mettre en ligne 14 ou 20,000 hommes, par exemple, ne marchera quelquefois au secours de son suzerain qu'avec 8 ou 12,000 hommes, si la guerre est impopulaire, si la campagne s'annonce comme devant être longue ou funeste, ou si le vassal lui-même est incertain dans son obéissance. Depuis que le D. Oubié avait dépossédé la famille Sabagadis et que toutes les provinces de Tegraïe lui étaient soumises, il était à peu près assuré de pouvoir réunir en douze ou quatorze jours une armée au moins aussi nombreuse que celle que nous lui avons attribuée. Il n'en était pas de même du Ras Ali, que ses États moins compacts, et ses grands vassaux plus belliqueux et plus indépendants exposaient à des refus fréquents ou même à des actes de rébellion ouverte. De plus, le Gojam dont il réclamait la suzeraineté ne se trouve point compris dans l'évaluation de son armée, qui, d'après les renseignements toujours vagues, n'aurait guère dû être inférieure à 140,000 hommes, si ses vassaux et arrière-vassaux fussent accourus à son ban.
On comprend que la moins nombreuse de ces deux armées avait dépassé le chiffre au delà duquel un accroissement numérique, loin d'être un accroissement de force, devenait au contraire une cause de faiblesse, par suite de l'inhabileté des Polémarques éthiopiens à faire manœuvrer des corps de troupes considérables. Aussi, avant d'en venir à une rupture et à une grande bataille, ces deux rivaux se sont-ils combattus indirectement par de savantes combinaisons politiques, qui amenèrent plusieurs fois leurs vassaux ou leurs alliés à se mesurer avec des forces ne dépassant pas quinze mille hommes. Du reste les armées nombreuses nuisent bien plus à l'Éthiopie par les dévastations qu'occasionnent leurs marches et par les déplacements d'autorité qu'entraîne la victoire, qu'elles ne se nuisent réciproquement par des faits de guerre proprement dits.
Dans un pays où l'on se sert principalement de l'arme blanche, et où les chevaux sont nombreux, la cavalerie prend naturellement toute son importance et donne pour ainsi dire le ton aux combats, même à ceux d'infanterie. Aussi, pour les indigènes, même pour ceux du Tegraïe, où les chevaux sont rares et les armes à feu communes, l'homme qui combat à cheval représente le type de l'homme de guerre. Quoiqu'ils redoutent les fusiliers, leur esprit se refuse à leur attribuer une efficacité d'action aussi grande qu'aux cavaliers, dont les moindres faits militaires ont d'ailleurs, à leurs yeux, un caractère de bravoure et de noblesse qu'ils sont loin d'attribuer aux faits accomplis au moyen d'armes à feu. On peut s'expliquer ainsi pourquoi, malgré l'introduction de ces armes, les fantassins ont continué de conformer leur tactique à celle du cavalier, et de pratiquer ces fuites et ces retours offensifs, très-appropriés à l'emploi des armes blanches, mais qui, au premier aspect, semblent ne donner lieu qu'à des simulacres de combats.
Comme on l'a vu, la tactique du cavalier est celle des Scythes, des Parthes et des Numides; il dresse son cheval, comme ceux d'Énée loués par Homère, à suivre et à éviter l'ennemi, et s'il doit être hardi à l'attaque, il doit, comme le héros troyen, avoir aussi la science de la fuite.
Les combats, entre cavaliers surtout, sont faits pour étonner un Européen. Que deux corps de cavalerie, de 2 ou 3,000 hommes chacun, se trouvent en présence, et ne soient point contraints par quelque circonstance à une action générale immédiate, 20 à 25 cavaliers s'élanceront à toute bride contre tout un escadron qui les alléchera en leur cédant du terrain. Mais, par un retour offensif, une centaine de cavaliers peut-être se détachent, relancent ces assaillants et cherchent à les envelopper avant qu'ils soient secourus. Si le terrain s'y prête, il s'établit ainsi, comme au jeu de barre, un va-et-vient de charges sur plusieurs points à la fois. Ces combats partiels seront soudainement interrompus par une charge formidable de 12 à 1,800 chevaux, balayant tout devant elle, dans le but de sonder le
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