Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
serviteurs bachiques, dégustateurs, transvaseurs, échansons et comptables, avec leurs blanchets, vidercomes, carafons, hanaps, cratères, gamelles, calebasses et tout l'attirail hétérogène de la boisson, se trouvèrent à leur poste, auprès des jarres d'hydromel, grandes à pouvoir noyer trois ou quatre hommes, les timbaliers firent entendre la batterie d'usage; une soixantaine de cuisinières défilant, majordome en tête, vinrent déposer sur les tables des mets fumants, et alors commença un festin qui se prolongea bien avant dans la nuit, et qui formait comme la clôture de cette campagne contre les Gallas.
CHAPITRE VIII
MAISON MILITAIRE ET CIVILE D'UN DEDJAZMATCH.
Le petit bourg de Goudara consistait en une quarantaine de grandes huttes rondes, groupées à mi-côte sur le flanc oriental d'un roidillon couvert de rochers noirs, durs, criblés de trous et hérissés de pointes aiguës. Quelques huttes, irrégulièrement échelonnées, comme si elles gravissaient la côte, aboutissaient à un terre-plain sur lequel s'élevait, au milieu d'un bouquet de grands et beaux arbres, l'église entourée de son cimetière. L'extrémité nord de la colline, défendue par un fossé rocheux, se termine par une étroite plate-forme sur laquelle se trouvaient les divers bâtiments composant la demeure du Prince et de sa femme, dont l'habitation était entourée d'un clayonnage épineux. Le reste de la plate-forme suffisait à peine aux communs, à quelques huttes de gens du service, et à une cour devant le grand pavillon de festin, en face duquel une petite rampe tortueuse, composée d'un culbutis de rochers en escaliers, conduisait au pied du roidillon, où se trouvaient les cases des officiers, des soldats et du personnel en service permanent; puis, dans toutes les directions, une quantité de huttes, cases et cassines vides, attendant leurs propriétaires, dispersés en subsistance ou dans leurs fiefs, formaient comme une petite ville.
Il est à présumer qu'un géologue expliquerait par le voisinage d'un ancien volcan la configuration du sol de Goudara, et la nature de ses rochers ressemblant à des scories. Les indigènes, eux, se contentent de la tradition locale, selon laquelle la plate-forme, les fossés et la rampe seraient l'ouvrage de Ahmet-Gragne: surpris par la nuit, lorsque fuyant avec une poignée de soldats devant une armée ennemie, il aurait roulé en un tas, et disposé comme on les voit, les rochers des environs, afin d'abriter son sommeil. En tout pays, comme par une tendance invincible vers cet avenir qui lui permettra de se jouer en maître de ce qui lui fait obstacle aujourd'hui, l'homme se complait à créer des personnalités plus grandes que nature; s'il manque de héros, il en invente; s'il s'en présente, il les grandit d'attributs merveilleux et les encadre de tout ce qui lui paraît extraordinaire. Novice au milieu de la création, sa fiction se joue d'abord de la matière et de ses empêchements; jusqu'à ce qu'un jour la connaissance des lois impérieuses qui la régissent, le porte à se réfugier dans le domaine spirituel, où il trouve des attributs dont il grandit et transfigure les natures d'élite qui excitent son admiration. C'est ainsi que les légendaires éthiopiens, rapportant au héros musulman du Harar jusqu'aux accidents de leur sol convulsionné par les volcans, l'ont grandi au point d'en faire comme le géant traditionnel de leur histoire.
Autour de Goudara, le pays est doucement accidenté, boisé et fertile; on découvre, à l'Est, les collines qui entourent la source de l'Abbaïe, et les paysages sont à la fois riches, placides et austères. Nos chevaux et nos mules allaient se ravigourer dans de plantureux pâturages, noyés d'eau pendant l'hiver et réputés, avec raison, pour refaire promptement les animaux épuisés. Les communications étaient sûres, aucun chef rebelle n'infestait les routes; la présence d'innombrables troupeaux nous promettait le beurre et le laitage à profusion; l'Agaw-Médir, tout voisin, devait nous fournir à bas prix un miel réputé pour ses parfums, ainsi que des moutons et des bœufs à la chair savoureuse; les récoltes avaient été d'une abondance exceptionnelle; toutes les conditions matérielles enfin nous garantissaient le repos et le bien-être.
Je fus logé dans une grande case située entre la maison du Dedjazmatch et celle de la Waïzoro-Sahalou, sa femme. Cette case avait été construite avec recherche, dans la pensée
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