Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
barbes grises, tous, jusqu'aux cuisinières, vivaient comme sur un pied d'égalité fraternelle avec le Prince; on jasait, on badinait, on usait de son franc-parler, et cette familiarité ne donna pas lieu une seule fois à un acte, à un mot indiscret. La nuit, comme le jour, les deux bassins, en dehors du hangar, étaient remplis de baigneurs. Au chant du coq, le Dedjazmatch passait dans sa piscine, en compagnie d'une quinzaine de ses gens sans distinction de rang: on restait dans l'eau deux à trois heures; parfois on y mangeait et on y buvait l'hydromel; le soir on refaisait une séance semblable. Monseigneur dut suspendre ses dévotions journalières; il n'avait jamais été, disait-il, si peu disposé au recueillement.
Quatre trouvères et deux morions ou bouffons contrefaits, étaient chargés de nous divertir; on prolongeait les veillées; les trouvères nous chantaient la guerre, débitaient des hilarodies ou des saynètes, et comme un peu de tristesse rehausse parfois la joie, l'un d'eux, renommé pour ses inspirations mélancoliques, nous émouvait par ses élégies.
Pour protéger son maître contre les importuns, Ymer Sahalou faisait garder les sentiers conduisant à notre koualla. Une après-midi, le soleil dardait d'aplomb, les oiseaux étaient silencieux et se tenaient à l'ombre; nous causions en buvant. Soudain, un chant intermittent se fit entendre dans le lointain: la voix était fraîche et belle; elle venait d'en haut; le chanteur parut sur un roc en saillie, et là, après avoir chanté et chanté, il demanda, en bouts rimés, la permission de descendre plus bas encore, afin de saluer son Seigneur et de prendre, disait-il, son baptême de santé. On lui cria de venir, et il vint en chantant gaiement jusque devant le Prince. C'était un joli soldat de vingt et quelques années, natif du Metcha; il gagna de partager notre vie jusqu'à notre retour au camp.
Monseigneur fit réparer sous ses yeux le riche bouclier du Lidj Ilma et me le donna. Quoique très-touché de ce présent, je le refusai, et, pour motiver mon refus, je lui découvris pour la première fois mon projet d'aller à Moussawa, où j'avais rendez-vous avec mon frère. Je lui dis que ce bouclier, trop riche pour ma condition, m'exposerait, lorsque je ne serais plus en Gojam, à la malveillance de ceux qui se trouvaient froissés par notre récente victoire; que ma participation à la bataille suffisait déjà pour les inciter contre moi, et qu'il serait imprudent de les braver en portant une arme que tout le monde reconnaîtrait pour avoir été prise au Lidj Ilma.
—Soit, dit le Prince; le bouclier attendra ton retour.
Il fut convenu que je partirais la veille du jour où l'armée se mettrait en marche pour le Damote. Cette décision resta secrète: mon projet ne l'était pas, mais on regardait comme certain que le Prince s'y opposerait.
Plus de vingt jours après la bataille, le Dedjadj Birro fit dire à son père qu'il était établi en Dambya de telle sorte qu'il pouvait désormais se suffire à lui-même; et les soldats poussèrent des cris de joie en apprenant qu'ils allaient rentrer en Damote. L'avant-veille de la levée du camp, j'envoyai prévenir mes amis et les principaux chefs de mon départ pour le lendemain matin, et je m'excusai sur ce que l'heure avancée et la brièveté du temps m'empêchaient de leur faire mes adieux en personne. Tous manifestèrent de l'étonnement; l'un d'eux était à boire, et il s'écria en entendant mon message: «Venu de si loin pour me servir de frère et me laisser de la sorte, là subitement, comme la mort!» Et il brisa contre terre son burilé d'hydromel et se couvrit la tête de sa toge.
Le lendemain, le Dedjazmatch me reçut de très-grand matin, et sans témoin; il me donna des conseils relatifs à mon voyage et me demanda si je désirais quelque chose qui fût en son pouvoir. Au sortir de là, je trouvai un grand nombre de notables réunis devant ma tente; ils me firent asseoir au milieu d'eux et restèrent quelques minutes silencieux, la figure couverte de la toge jusqu'aux yeux.
—Ô fils de ma mère, me dit enfin le plus âgé, c'est une mauvaise nouvelle qui nous réunit ici; il eût mieux valu peut-être ne pas nous connaître. On parlait, il est vrai, de ton voyage, mais nous pensions que la force de vouloir te manquerait au dernier moment. Nous ne te dirons rien, du reste, que Monseigneur ne t'ait sans doute dit. Nous venons pour te faire la conduite, et te
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