Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
pense pour lui. Mes soldats osent à peine circuler dans ce pays, et il laisse venir Mikaël jusqu'à moi sans escorte, quand il eût donné tout au monde pour le retenir auprès de lui!
Birro me recevait dans une hutte construite en roseaux, ronde, d'environ sept mètres de diamètre, conique par le haut, et entièrement revêtue d'un chaume épais. Elle n'avait pour ouverture qu'une porte basse et étroite, et quoiqu'en plein jour, l'obscurité y eût été complète sans quelques torches tenues par des pages.
Les chefs ont l'habitude, lorsqu'ils doivent passer quelques jours dans un campement, de faire construire une hutte contiguë à leur tente, qui sert alors comme d'antichambre. Cette précaution devient surtout nécessaire dans le Dambya où, pendant une partie de la belle saison, les mouches sont en si grande quantité qu'on a de la peine souvent à ne pas en avaler à chaque bouchée. Dans quelques localités, elles constituent un véritable fléau pour les hommes et pour les animaux; une espèce surtout, armée d'un fort aiguillon, désespère les chevaux et les bœufs au point de les rendre intraitables. Le meilleur moyen de s'en affranchir est de se tenir dans des lieux obscurs et enfumés.
Des joncs frais tapissaient le sol de la hutte du Prince, et au centre, un large lit de cendres, où fumaient quelques tisons, indiquait par leur odeur qu'on avait fait des carbonnades. Birro avait l'habitude de faire griller ses viandes devant lui pour les soustraire à l'influence de l'œil malin qui ne manquait pas, disait-il, de les frapper lorsqu'on les grillait devant sa tente, sous les yeux et le nez des soldats, toujours portés à convoiter les bons morceaux. Sur un alga dressé en face de l'entrée étaient jetés pêle-mêle toge, turban, amulettes, ceinture, un brassard en vermeil, une magnifique pèlerine en peau de mouton et le sabre du Prince; son riche bouclier était accroché au-dessus, à côté de son lourd javelot et de trois carabines damasquinées d'or; au chevet de l'alga, un enkassé, piqué en terre, soutenait à un de ses crampons un petit pupitre et son livre d'heures. Birro était assis par terre, près du foyer, sur une peau de bœuf préparée avec son poil; quelques seigneurs lui tenaient compagnie, et une vingtaine de soldats, debout, suivaient la conversation et les moindres gestes de leur maître; les plus hauts de taille subissaient, en larmoyant, le dais de fumée condensée à la partie supérieure de la hutte. Les rayons rouges des torches, qui déchiraient inégalement l'obscurité, les physionomies mâles de ces gens aux longues chevelures, les poitrines nues, les draperies hardies et gracieuses des toges, les scintillations des armes, tout contribuait à donner à ce tableau un charme et une énergie étranges.
En Europe, l'homme ne reconnaît pas l'homme pour maître; il lui obéit sans doute, mais indirectement et par l'intermédiaire d'institutions qui sont ses maîtres impersonnels. En Éthiopie, l'autorité est partout vivante et personnelle; tous commandent et obéissent directement à l'homme; c'est au moyen de l'homme qu'on arrive à tout, et c'est sur lui et par lui qu'il faut agir. Aussi, dans les moindres réunions, toutes les intelligences sont en éveil, chacun s'y déploie et observe, car rien n'est indifférent pour personne. Dans un état social de cette nature, qui fait vivre continuellement ensemble des hommes revêtus de pouvoirs inégaux et intermittents, le discernement s'accroît et l'on se perfectionne dans l'art difficile de traiter avec ses semblables et de maîtriser ses propres impressions; la rudesse disparaît des manières et du langage, les convenances acquièrent l'omnipotence, la vertu même leur est soumise dans ses manifestations. Ces tendances se confirment dans les centres où l'autorité à tous les degrés sert naturellement d'attraction aux hommes d'élite, et la plupart des cours des princes éthiopiens sont des écoles de savoir-vivre et de politesse, où l'énergie et le facile dévouement de la vie barbare apparaissent mêlés aux reflets des civilisations antiques.
Birro, l'épaule et le bras nus passés en dehors de sa toge, trônait familièrement au milieu de ses compagnons de guerre. Il pouvait avoir vingt-cinq ans. Grand de taille, il avait les talons saillants et les pieds longs, mal tournés et gauchement attachés à des jambes un peu grêles; le haut du corps bien nourri, sans corpulence, et les muscles de ses épaules
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