Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
curieux qu'un millier d'hommes et plus campés de la sorte, les chevaux broutant l'herbe des tombes; des selles, des boucliers suspendus aux branches des arbres, des harnais, des housses, des armes de tous côtés; des femmes préparant la nourriture au milieu des agaceries des soldats; plus loin, des chefs, la figure mi-couverte de leur toge, causant avec anxiété des événements du dehors; des blessés couchés sur des herbes sèches et entourés de leurs amis; ailleurs, des compagnons absorbés dans une partie d'échecs; d'autres occupés à fourbir leurs armes, à réparer leurs vêtements; des pages déguenillés courant de tous côtés, provoquant le rire par leurs espiégleries, ou fuyant devant les imprécations de quelque cuisinière à qui ils ont voulu dérober des provisions; enfin toute une population se livrant activement aux occupations et aux gaietés de la vie, au-dessus d'une autre population endormie dans la mort.
La jolie église de Notre-Dame où nous conduisit le Lik Atskou, est attenante à l'enceinte du Palais-Impérial à Gondar; par exception elle est bâtie à la chaux. Malgré son style éthiopien, ses matériaux, la juste proportion de ses parties, indiquent qu'elle est l'œuvre d'ouvriers expérimentés. On dit qu'un empereur la fit bâtir par des ouvriers portugais et l'enrichit d'ornements en profusion telle, qu'on lui donna le nom, resté populaire, de Maison de soie . Sa splendeur a disparu depuis la chute de l'empire; on y voit encore, parfaitement conservées, les peintures de l'intérieur, représentant tous les épisodes de la guerre parricide que Rougoum ( maudit ) Tékla-Haïmanote fit à son père Yassous-le-Grand, qu'il fit tuer par un de ses oncles d'un coup de carabine, dans une île du lac Tsana, on y voit aussi la mort de ce parricide, assassiné à la chasse peu après être monté sur le trône. Le quartier voisin composant la paroisse est presque entièrement détruit. Son cimetière ombreux et recouvert d'une herbe vivace qui dissimulait les tertres effondrés des tombes, attirait des oiseaux en grand nombre; leur gazouillement incessant et le roucoulement des tourterelles étaient les seuls bruits qu'on y entendît. Le palais délabré, vide et silencieux, debout au milieu de ses cours désertes, semblait étendre sur cette église son ombre mélancolique; aussi la foule portait-elle ses dévotions dans des lieux plus souriants. Les offices s'y célébraient à petit bruit, et l'on n'y voyait que de rares fidèles, la figure émaciée de quelque timide anachorète de passage, ou bien à demi caché derrière un arbre quelque soldat, la tête basse et la pose affaissée, s'humiliant devant Dieu.
En sortant de cette église, je fus accosté par une femme reconnaissable à son costume pour une servante de bonne maison. Elle me dit que sa maîtresse était dans la peine, et que, sachant que j'avais mes entrées auprès du Dedjadj Birro, de qui dépendait son sort, elle me demandait quand je pourrais la recevoir et prendre connaissance de sa situation: et, comme j'hésitais, elle ajouta que sa dame était la Waïzoro Bir-Waha ( eau d'argent ), fille du Dedjadj Conefo et femme du Balambaras Aschebber, que Birro retenait dans les fers depuis la bataille de Konzoula, où le prisonnier avait été blessé. Elle me montra la Waïzoro, assise toute seule au pied d'un arbre et enveloppée d'une toge grossière, unique vêtement qu'elle voulût porter, dit-elle, depuis les malheurs qui l'accablaient. Je lui fis dire que c'était à moi à me rendre chez elle, et que je m'emploierais en faveur de sa cause, si elle était juste, et je m'éloignai, laissant mes gens pour se tenir à ses ordres et lui faire escorte de ma part jusqu'à sa demeure.
Le Lik Atskou m'apprit que le Dedjadj Conefo, durant sa dernière maladie, avait recommandé ses deux fils à Aschebber, ainsi qu'à quelques autres de ses fidèles. Aschebber avait énergiquement servi les intérêts d'Ilma jusqu'à la bataille de Konzoula, mais il était accusé d'avoir détourné des valeurs de la succession de Conefo, et le Dedjadj Birro menaçait de le faire mutiler s'il ne les lui livrait.
Je promis à la Waïzoro Bir-Waha de partir deux jours après pour le camp; mais le lendemain, à mon grand regret, il m'arriva un Chalaka et une compagnie de la garde de Birro, conduisant Aschebber enchaîné. Le Chalaka avait ordre de s'arrêter chez moi, d'y recevoir les objets qu'Aschebber avait promis de restituer, de les
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