Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
contracter avec eux des alliances de famille, à se ménager chez eux un abri et des ressources contre les mauvais jours; il tourne en ridicule leur naïveté, leur étroitesse d'esprit, traite leurs mœurs d'incivilisées, mais il craint et estime au fond les hommes du koualla et redoute ceux du deuga, comme formant la pépinière d'où sortent ses maîtres et ses conquérants.
À ces traits distinctifs des populations des contrées deugas, waïna-deugas et kouallas, on pourrait en ajouter bien d'autres, tant le moindre changement dans les conditions de son existence peut modifier l'être humain, variable à l'infini et échappant d'autant plus à la définition et au classement, que tout jugement est conjectural ou porte sur des formes changeantes, comme l'onde qui s'entr'ouvre et se referme de mille façons diverses sous la quille des vaisseaux qui la sillonnent. Aussi, ne me serais-je peut-être pas hasardé, d'après mes seules observations, à diviser une population entière en trois classes, basées non-seulement sur les différences sensibles aux yeux, mais encore sur les nuances morales, si je n'avais eu, pour me guider, l'expérience d'indigènes réputés sages et habiles dans les choses de leur pays. C'est donc surtout d'après leurs jugements, que j'ai tracé les trois portraits typiques, autour desquels gravitent les ressemblances individuelles. Du reste, ces populations s'harmonisent merveilleusement avec les contrastes qu'offre la nature physique du pays; et s'il est vrai que l'uniformité ne retient que faiblement les affections; qu'il leur faille des inégalités, des aspérités même où se prendre, on pourrait attribuer, en partie du moins, à tous ces contrastes dans les hommes et dans les choses, l'ardent amour de l'Éthiopien pour sa patrie.
En Éthiopie, le paysage est étrange, grandiose, saisissant; l'œil habitué aux transitions ménagées de nos paysages est surpris tout d'abord par les mouvements du terrain, qui procède comme par acoups et par convulsions soudaines. En Europe, les paysages ont l'air d'être au repos; là, dans leur immobilité même, on sent gronder l'action, la lutte antédiluvienne de la matière contre la matière; l'homme se sent rapetissé, mais sa pensée grandit de tout l'élan que lui donne ce spectacle, qui la reporte invinciblement aux pieds du Créateur, aux ordres duquel cette matière s'est figée dans son dernier mouvement. Le terrain facile et onduleux se dérobe subitement jusqu'à une profondeur qui donne le vertige, ou, se dressant abruptement, semble vouloir porter dans le ciel quelque haut plateau aventureux. Là, un culbutis de rochers, de blocs erratiques, d'aiguilles, de contreforts, de crêtes désordonnées, de cônes tronqués, de pics, de masses cubiques, quelques hameaux accroupis sur des ressants, et, couchée tout au fond, une grande vallée blanchissante sous un ciel en feu et dessinée par les précipices. Ici, un haut plateau, de vastes plaines faciles et verdissantes, des bouquets d'arbres et des villages blottis paresseusement sous un ciel toujours pur et limpide; à l'horizon, des montagnes aux flancs veloutés bleuissant comme la mer dans le lointain. Là, le baret des éléphants, les rauquements de la panthère, la voix tonnante du lion et les cris de l'orfraie ou un silence plus imposant encore, la fatigue, la soif, l'isolement. Ici, sur les deugas, la clochette des troupeaux, le bêlement des agneaux, des compagnies de gazelles, passant discrètes et gracieuses, ou les hennissements du cheval, rappelant l'homme de guerre; partout l'aisance et la quiétude. Tantôt on voit dans la campagne une troupe de cavaliers aux boucliers, aux harnais étincelants, aux allures pittoresques, insouciantes; ils ont l'air de gais et faciles compagnons et ne vivent que de rapines, lorsqu'ils ne vivent pas en courtisans inoffensifs; ou bien, une bande de fantassins, au pied léger, qui vont pêle-mêle comme une traînée de fourmis: les scintillements de leurs hautes javelines planent au-dessus d'eux, leurs toges terreuses sont drapées en chlamides, leurs jambes sont fines et nues, leur chevelure longue, leurs boucliers noirs; ils plaisantent, ils s'interpellent, ils rient; leur regard avide, audacieux, recèle toutes les violences. Des femmes surviennent: ils se rangent avec bienveillance, leur disent: «Ma sœur,» et leur font des compliments au passage; d'autres arrivent: ils les goguenardent et les dépouillent; ils rencontrent un
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