Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
pour n'être pas durable, et il n'est pas rare, du reste, qu'ils succombent sous la main de quelque victime de leurs accusations. Les Waïzaros ou nobles, et les gentilshommes, mettent de l'amour-propre à plaider leurs causes eux-mêmes et à plaider, gratuitement bien entendu, celles de leurs concitoyens inhabiles à présenter eux-mêmes leur défense. J'en ai vu se préoccuper, au détriment de leurs propres affaires, de la défense d'un accusé devant un tribunal, où le hasard les avait conduits. La qualification d'avocat appliquée à un homme qui ne fait pas métier de plaider est regardée comme une injure qui rend passible de dommages-intérêts.
«Cependant Dieu envoya bientôt des avertissements à nos maîtres. La famille impériale se désunit comme les autres, et l'Empire fut déchiré par des guerres entre prétendants à la couronne. On vit alors s'établir l'usage cruel par suite duquel, à l'avénement de chaque Empereur, tous les agnats impériaux étaient chargés de fers et relégués, leur vie durant, dans quelque mont-fort. Aux plus favorisés on permettait les jouissances matérielles. Ceux qui parvenaient à recouvrer leur liberté se réfugiaient dans les parties désertes du pays, attiraient des partisans en leur promettant le rétablissement de nos anciennes institutions, et quelques-uns ont soutenu de longues guerres qui mirent le trône en péril.»
Il restait à détruire complètement la propriété, gage de la stabilité de la famille. Durant les guerres civiles, les Atsés avaient exproprié de leurs terres des provinces entières; ils les donnèrent à des colons étrangers ou les rendirent à leurs anciens propriétaires, mais à des conditions serviles, et ils affirmèrent désormais l'idée musulmane, que le territoire de l'Empire appartenait à l'Empereur, et que leurs sujets n'en pouvaient avoir que la jouissance. Bientôt ils les appelèrent leurs esclaves , et, quel que fût son rang ou sa dignité, tout citoyen qui avait à solliciter une faveur ou à réclamer un droit dut se dire l'esclave de l'Empereur.
Le Lik Atskou me racontait qu'un jour les habitants d'une commune éloignée étant venus à l'audience de l'Empereur pour se plaindre de quelque abus, l'empereur, après les avoir écoutés jusqu'au bout:
—Voyons, leur dit-il, sur la terre de qui êtes-vous debout, en ce moment?
—Sur celle de Votre Majesté.
—Eh bien! trouvez d'abord dans l'Empire une motte de terre, d'où vous puissiez réclamer sans être sur ma terre: j'examinerai après.
«Les hommes, ajouta le Lik Atskou, sont sourds et aveugles: on leur crie, ils n'entendent pas; on leur montre, ils ne voient pas, jusqu'à ce qu'un jour un rien leur fasse subitement ouvrir les yeux et les oreilles. Jusque là, dit-on, nos pères n'avaient pas cru à la réalité d'un dépouillement aussi complet. Cette réponse sacrilége répétée partout leur fit comprendre leur abaissement. Nous n'étions plus qu'une nation de mendiants.»
Comme pour accroître ces misères, le clergé qu'on avait réduit au silence en le comblant de biens, se livra avec fureur aux dissensions théologiques. Les dissidents s'appuyèrent sur des partis de mécontents: des guerres civiles éclatèrent, au nom de la religion; les répressions, envenimées par l'esprit de secte, atteignirent tous les excès de la barbarie, et, ces lugubres répressions accomplies, les Empereurs se faisaient gloire de convoquer des conciles ou des synodes et de décider en maîtres des questions du dogme. La nation était exténuée; les Empereurs ivres d'orgueil. Il y a trois siècles environ, l'un d'eux, après avoir vu défiler pendant plusieurs jours ses armées, à la revue annuelle, s'écria: «Le monde entier ne me peut pas!» et il pria Dieu publiquement de lui envoyer un ennemi qui fût à sa taille!
Pendant toutes ces discordes, quelques provinces situées aux extrémités de l'Empire s'en étaient détachées; entre autres, la province de Harar, située au S.-E.; elle avait adopté l'Islamisme et s'était donné un roi. Dans la seconde moitié du seizième siècle, un simple cavalier du nom d'Ahmed, au service de ce petit souverain, prit la campagne avec quelques compagnons, comme rebelle contre son prince qu'il accusait d'un passe-droit. Il détroussa les caravanes, arrêta les voyageurs, pilla des hameaux écartés, et sa troupe s'augmenta. Redoutant pour ses méfaits la vengeance de ses compatriotes, il s'éloigna et s'en fut rôder sur
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