Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
quoique peu convaincue, se tint pour satisfaite; et le Lik me dit en arabe:
—Mettez le feu à une solive, il en sortira une flamme; mais prêchez-la, il n'en résultera rien.
La Waïzoro me fit des questions sur les Françaises, mais ne s'intéressa que faiblement au récit de nos usages et de nos mœurs. Elle regretta qu'on nous eût refusé la porte du Ras, nous donna une de ses suivantes pour nous introduire chez lui, et nous dit de revenir auprès d'elle sitôt notre visite faite.
Nous retournâmes chez le Ras. Les huissiers ne voulurent rien entendre; la suivante de la Waïzoro entra seule et revint bientôt, accompagnée d'un page chargé de m'introduire avec mon drogman seulement. Le Lik, me voyant contrarié de son exclusion si formelle, me dit:
—Ne t'en préoccupe pas; entre; sois réservé, observe tout, et tu comprendras que je ne perds rien à rester dehors.
Je trouvai le Ras assis sur un tapis persan, devant quelques tisons qui fumaient au milieu de la pièce parsemée de fanes odorantes; une vingtaine de favoris étaient debout autour de lui. Il avait les beaux yeux de sa mère, le front étroit, pauvre, les traits agréables d'ailleurs, rien qui fît présumer une intelligence ou des passions actives, mais une grande bienveillance que semblaient confirmer ses manières. Il me considéra avec curiosité et me demanda tout d'abord mon âge.
—Voici le quatrième Cophte que je vois, dit-il; celui-ci du moins pourrait être mon compagnon: nous avons même âge, et il ne me fait pas peur comme cet autre avec ses yeux garnis d'un vitrage.
Il me pria si courtoisement d'ôter mon turban, que j'y consentis, et il exprima son contentement de ce que je n'avais pas les cheveux roux, comme tous mes compatriotes, disait-il. Selon l'usage, je me levai, et, prenant des mains de mon drogman une pièce de mousseline pour turban, je l'offris au Ras. Ce présent, d'une médiocre valeur pour le pays, fut reçu avec la plus grande courtoisie. Je lui dis que si j'étais resté si longtemps dans sa ville de Gondar sans venir lui présenter mes hommages, c'est que j'avais toujours compté sur le départ de la caravane pour l'Innarya, qui selon l'habitude, devait passer non loin de Dabra Tabor.
—Innarya est bien loin, dit-il, et tu auras à traverser des contrées bien barbares. Arrête-toi ici; vis avec moi; tu auras des chevaux, une femme, des pays à gouverner, des fusiliers pour te précéder et de braves cavaliers pour te faire escorte. Reste, et sois un frère pour moi.
Je me confondis en remercîments et je promis de revenir après avoir exécuté les projets d'exploration arrêtés avec mon frère. Il voulut me faire présent d'un cheval, d'une mule, d'une carabine à mèche. La proposition de ce dernier objet fit dire à son oncle le Dedjadj Béchir, musulman renommé pour ses exploits de guerre et sa grande beauté physique:
—Mon Seigneur voudrait faire revenir l'eau à la rivière; les carabines ne viennent-elles pas du pays de cet étranger?
—C'est juste, dit le Ras.
Et s'adressant à moi:
—Je suis disposé à ne te rien refuser. Penses-y, et demande-moi ce que tu voudras.
Là-dessus, il reprit sa conversation avec ses favoris.
Nous étions dans une maison plus vaste que celle de la Waïzoro, et construite sur le même modèle. Quatre chevaux, attachés dans les entre-colonnements, la tête tournée vers le centre de la maison, jouaient avec l'herbe amoncelée devant eux; je leur tournais le dos; l'un d'eux, qui me flairait amicalement depuis mon entrée, finit par happer mon turban, et s'ébroua en l'emportant dans ses dents; je ressaisis prestement ma coiffure.
—Très-bien! dit le Ras en riant; il ne craint donc pas les chevaux?
Cet incident rétablit la conversation avec moi.
Le Ras passait pour un des plus fins connaisseurs en chevaux; il s'intéressa à ce que je lui dis de l'équitation et de l'élève des chevaux en Europe et en Arabie, et il me congédia enfin, en me recommandant de revenir le voir le lendemain.
Un huissier nous fit donner une maison; le Lik s'y établit avec nous. Dans la soirée, je descendis sur le champ de manœuvre: le Ras, sans toge, et vêtu seulement de haut de chausses et d'une petite ceinture, y jouait au mail; un triquet recourbé à la main, il courait pieds nus après le tacon, en se bousculant avec les plus humbles de ses soldats. En raison même de l'élévation de leur pouvoir, les princes jeunes et bons sentent le besoin de s'en dépouiller
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