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Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Titel: Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arnauld d'Abbadie
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m'apprirent que la foule s'ouvrait; des huissiers du Prince, armés de longs bâtons, frappaient à tour de bras sur tout ce monde. Celle qui m'avait si énergiquement couvert de son corps, haletante, épuisée, concourait du regard aux efforts de nos libérateurs; puis, redevenant femme, elle rajusta vivement sa toge, et, moitié glorieuse, moitié confuse, elle s'en alla. C'était une jeune et grande fille, d'un teint couleur de sépia foncée, avec de longs cheveux tressés et oints de beurre frais, qui dégouttaient sur ses épaules.
    Mon drogman reparut, ahuri et tout meurtri.
    —Quels sauvages ça fait! s'écria-t-il en s'affaissant sur ses talons.
    Il se mit à philosopher sur les coups imprévus de la fortune, et il m'apprit que les Gojamites surtout, croyant aux maléfices du mauvais œil, la femme, en me soustrayant aux regards, invectivait ses compatriotes, dont l'intense curiosité pouvait, d'après leur croyance, me devenir fatale.
    —Par la mort de Guoscho! vos yeux maudits me transperceront avant de le voir, criait-elle, à ce qu'il paraît.
    Une compagnie de rondeliers me conduisit au camp, sous une grande tente qu'on referma soigneusement. Le maître de la tente, l'Azzage Fanta, espèce de Biarque ou Premier Intendant, me dit qu'il était heureux de me céder la place d'après l'ordre du Prince; que ma porte serait gardée, et qu'il me laissait son page favori, pour veiller à tout ce que je pourrais désirer.
    Des pages vinrent me saluer de la part du Dedjazmatch et m'offrir deux cornes d'une dimension extraordinaire, l'une pleine de vin, l'autre d'eau-de-vie. Un pareil début promettait, car, en Éthiopie, le vin est apprécié et fort rare. La vigne y vient très-bien, mais l'insécurité du pays détourne de sa culture; les passants la grapilleraient avant même la maturité; de plus, les propriétaires seraient l'objet d'exactions ruineuses. À Karoda, district du Bégamdir, ainsi que près d'Aksoum, on voit des champs de vignes plantées, dit-on, par les Portugais, il y a environ trois siècles; leur culture eût été abandonnée, si les princes, qui tiennent à grand honneur d'offrir parfois du vin ou de l'eau-de-vie à leurs convives, n'eussent pris ces deux localités sous leur protection spéciale. Pour subvenir aux nécessités du culte, les prêtres cultivent bien quelques pieds de vigne dans l'enceinte de quelques églises, mais presque partout le vin de l'autel provient des raisins secs importés de l'Arabie.
    Malgré les préceptes du Coran, mon drogman oublia toutes ses misères rien qu'à la vue de ces cornes, tant il avait de prédilection pour leur contenu; néanmoins, après avoir bien admiré leurs proportions monstrueuses, je le chargeai de les reporter intactes chez le Prince, de lui assurer que je ne buvais ni vin ni eau-de-vie, mais que j'avais voulu retenir son cadeau quelques instants, pour conserver sous mes yeux la preuve sensible des attentions dont il m'honorait.
    Mon drogman, boudant sa soif, me rapporta une réponse des plus aimables. Le Lik Atskou m'arriva de chez le Prince; il rayonnait de satisfaction; on lui assigna une tente voisine de la mienne; nous soupâmes de compagnie et nous nous endormîmes le plus gaîment du monde.
    Dans la matinée du lendemain, le Prince me fit dire qu'il pouvait me recevoir. Son camp ressemblait par sa disposition à celui du Dedjadj Oubié: une agglomération de cercles de différentes grandeurs formés par les huttes des soldats, autour de leurs chefs respectifs; au centre de cet assemblage, le cercle du Dedjazmatch, beaucoup plus large que les autres et servant comme de place d'armes; au milieu de cette place s'élevait une hutte spacieuse, flanquée de deux tentes ou pavillons, l'une blanche, l'autre, moins grande, rayée de bleu et faite, me dit-on, de ceintures prises sur l'ennemi dans une récente campagne au sud du Gojam; quelques huttes et tentes, rangées derrière, abritaient les chevaux, les mules et les gens de service du Prince. La hutte lui servait la nuit ou pendant la grande chaleur du jour; il prenait ses repas et présidait le conseil et les plaids dans la tente blanche; il se retirait dans l'autre, lorsqu'il voulait être seul ou en petit comité avec ses amis. On me conduisit à cette dernière, et un huissier, soulevant discrètement le rideau, m'introduisit.
    Le sol était couvert de joncs frais et d'herbes odorantes; à terre, sur une grande peau de bœuf au pelage blanc moucheté de noir, le Dedjazmatch à

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