Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
maître; puisqu'il te faut aller à Gondar, allons-y. Tout n'arrive-t-il pas avec la permission de Dieu?
Chemin faisant, mon drogman, peu suspect de partialité pour le Lik, fut touché de sa résignation, et me fit observer que c'était presque malheureux cette fois d'avoir eu raison de lui, car tout en se faisant fête de saluer un ami dans le Dedjadj Guoscho, il avait espéré obtenir de lui quelques secours pécuniaires. Je m'empressai de dire à mon indulgent Mentor que s'il lui répugnait tant de me laisser rentrer seul, moi, je manquerais toutes les caravanes pour l'Innarya, plutôt que de lui causer à la fois un chagrin et un dommage.
Il m'écoutait bouche béante, riait, regardait nos gens, enfin il m'embrassa.
—Merci, mon enfant! que Dieu te fasse voir les fils de tes fils, et, quand tu seras vieux, qu'on s'incline devant tes désirs comme tu t'inclines devant ceux d'un vieillard déchu comme moi! C'est que, vois-tu, ce prince est un honnête chrétien, intelligent, généreux. Figure-toi bien que tu n'as vu jusqu'à présent que des bandits; tu verras en lui un véritable prince. Cette maison de Gouksa est une caverne d'usurpateurs, de renégats; celle de Guoscho-Zaoudé est bâtie sur la tradition, le droit, la justice. Je tenais à ce que tu pusses emporter une idée favorable de ce qu'a été notre malheureux pays.
Et se tournant vers mes gens:
—Vous verrez, vous autres, comme nous allons être bien reçus. Ne craignez rien; c'est ici tout près, un sentier en plaine et des sources partout.
Jusqu'à mon drogman, tous nos gens étaient gagnés par sa joie.
Quant à moi, j'avais refusé à deux reprises de connaître le Dedjadj Guoscho; je croyais inutile de me présenter devant lui, et cependant je devais partager si longtemps son orageuse destinée!...
CHAPITRE VI
LE DEDJADJ GUOSCHO.—ADIEUX AU LIK ATSKOU.—SOURCES DU FLEUVE BLEU.—ARRIVÉE À DAMBATCHA.
Nous quittâmes la route du col de Farka et nous marchâmes vers le centre du Fouogara, province basse, chaude, où régnent des fièvres pernicieuses, et le lendemain, vers deux heures de l'après-midi, nous aperçûmes le camp du Dedjadj Guoscho, établi dans une localité nommée Wanzagué, remarquable par des sources chaudes, où des malades viennent se baigner pendant l'été seulement, car au printemps et en automne, les fièvres rendent l'endroit inhabitable.
Nous apprîmes que le Prince s'y arrêterait quelques jours pour prendre des bains. Les proportions du camp firent supposer au Lik qu'il était là avec toute son armée, et que, tout en venant se mettre à la disposition de son suzerain, il voulait être en mesure d'intimider au besoin la Waïzoro Manann, qui lui était hostile. Sa présence en Fouogara prenait d'ailleurs une grande portée politique: en confirmant l'autorité du Ras, il contraignait le Dedjadj Oubié d'ajourner ses projets ambitieux contre le Bégamdir; car, jusqu'alors, ce dernier espérait l'avoir pour allié et détacher par conséquent du Ras le Dedjadj Conefo et quelques autres grands feudataires.
On nous indiqua le gué du Goumara, qui coule de l'Est à l'Ouest et se trouve encaissé en cet endroit entre des berges de cinq à six mètres; nous y fîmes nos ablutions, nous tirâmes de nos outres des costumes frais et nous le traversâmes. Afin de me soustraire à la curiosité des soldats, nous convînmes que j'attendrais aux abords du camp, jusqu'à ce que le Lik m'envoyât chercher de chez le Prince. Mais des pâtureurs m'ayant aperçu s'empressèrent vers le camp, et bientôt, de toutes les issues, s'échappèrent des essaims d'hommes courant de mon côté. Les premiers s'arrêtèrent pour me considérer à distance convenable; les autres les débordèrent, se répandirent autour de moi, et, en un moment, je me trouvai enveloppé d'une cohue de plus de deux mille hommes pris du vertige de la curiosité; ils hurlaient, se bousculaient, s'escaladaient, se piétinaient et se débattaient pour mieux me voir. Le cercle effrayant se rétrécit de plus en plus; la chaleur devint insupportable; je restai assis, la figure dans les mains, m'attendant à être étouffé par cette masse inexorable, lorsqu'une femme, me couvrant d'un pan de sa toge, me cacha la tête dans sa poitrine. Sa langue allait comme le claquet d'un moulin; je ne comprenais pas un mot de son vocabulaire; elle me serrait convulsivement; je suffoquais.
Soudain, le tumulte changea de note; et des bouffées d'air frais qui m'arrivèrent
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