Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
enveloppé d'une housse écarlate. Tous ces chefs, grands et petits, étaient occupés à faire leur cour, qui consistait à envoyer par les huissiers leurs civilités au Ras. Les plus zélés y passaient la journée: les autres s'y présentaient matin et soir, pour lui faire souhaiter bonne journée et bonne nuit. Lorsque l'armée était dispersée depuis quelque temps, les vassaux directs du Ras se rendaient pour une quinzaine de jours à Dabra-Tabor, afin de se retremper à l'air de la cour, ou pour hâter la solution de quelque procès ou de toute autre affaire pendante.
Cependant, les huissiers ne faisaient aucun cas de nous; une grande heure durant nous attendîmes en vain un mot du Ras. Le Lik Atskou prit de l'humeur et se leva en me disant tout haut:
—Allons-nous-en, mon fils. Un homme de mon caractère est mal venu dans une cour où les soudards tiennent le haut bout. Viens chez la Waïzoro Manann.
La demeure de la Waïzoro était à deux cents mètres de là. Sitôt arrivés, le Lik fut introduit, et quelques minutes après, un eunuque vint me dire d'entrer.
La maison consistait en un vaste toit conique de chaume reposant sur un mur circulaire en clayonnage revêtu de bauge, et sur douze colonnettes, ou troncs d'arbres, plantées en rond à l'intérieur, à environ deux mètres du mur de pourtour. Ce mur formant la cage de la maison était de trois mètres de haut, et le diamètre intérieur de dix à onze mètres. L'intérieur n'était éclairé que par deux portes sans vantaux, et percées à l'opposite l'une de l'autre; la principale était garnie extérieurement d'une vieille toge de soldat en guise de portière, l'autre, plus étroite et réservée au service, éclairait au fond de la maison l'entre-colonnement faisant face à l'entrée, où la Waïzoro se tenait derrière un rideau.
Quatre ou cinq jeunes hommes, la toge ajustée selon la plus stricte étiquette, étaient debout contre les colonnettes, immobiles comme des statues, les pieds enfouis dans l'épaisse jonchée d'herbes vertes qui tapissait le sol.
Je saluai; une grosse voix sombrée m'arriva de derrière le rideau: c'était la Waïzoro qui me souhaitait la bienvenue. Je pris place à côté du Lik, assis à la turque sur une natte par terre; la tête basse et l'oreille tendue, il causait avec la même animation que s'il eût été face à face avec son interlocutrice. Il était en veine, et, à en juger par les rires fréquents de la Waïzoro, elle goûtait fort son entretien. Plusieurs fois, je compris qu'il était question de moi; mon drogman n'avait pas été admis, mais le Lik n'était point en peine de faire les honneurs de ma personne. Je connaissais déjà ces réceptions faites à travers un rideau. À Gondar, il était d'usage que l'Itchagué reçût ainsi; mais lorsque je l'allais voir, il avait la gracieuseté de lever pour moi un coin du voile. La Waïzoro m'ayant offert des rafraîchissements que je refusai, me dit de passer auprès d'elle; et une jeune naine toute difforme tint le rideau afin que je pusse m'insinuer le plus discrètement possible.
Sur un haut alga, garni d'un tapis d'Anatolie, la princesse était assise à la turque, entre deux larges coussins recouverts de taies écarlates tombant jusqu'à terre. Sa chevelure, crêpée avec soin, encadrait avantageusement un front large et haut qu'éclairaient de grands et beaux yeux, intelligents et doux; les plis de sa toge lui cachaient coquettement le bas du visage, qui perdait une grande partie de son charme, lorsqu'en parlant elle découvrait sa bouche disgracieuse.
De l'autre côté du rideau, le Lik nous servit d'interprète. La Waïzoro s'étonna de ce qu'avec un extérieur si peu fait, selon elle, pour les fatigues et les intempéries, j'eusse pu venir de pays si lointains.
—Car enfin, dit-elle, des hommes comme cela doivent fondre au soleil.
Le Lik s'échauffa pour prouver la supériorité physique et morale des Européens ou hommes rouges, comme ils nous appellent: il prit ses preuves dans l'histoire d'Alexandre, et dans l'Histoire Sainte, passa au Bas-Empire et aboutit à l'éloge de la valeur française, reconnaissant, il est vrai, que la Bible ne mentionne notre nation que d'une façon fort obscure; mais, pour confirmer son dire, il offrit de faire venir à Dabra Tabor une femme très-âgée, esclave en Égypte à l'époque du débarquement du général Bonaparte, femme connue, disait-il, pour son discernement et sa véracité. La princesse,
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