TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
Présentation par Jacques Vallée
Alexis de Tocqueville, en publiant en 1835 une magistrale étude, La Démocratie en Amérique, allait devenir, aux yeux de beaucoup, le plus grand analyste de la société américaine et de ses institutions politiques ; au fédéralisme, a même écrit Pierre Ellion Trudeau, il a donné son « expression classique » [Le fédéralisme et la société canadienne-française, HMH, 1967, p. viii.]) Mais on a aussi écrit que, lors de leur passage a Québec en 1831, le même Tocqueville et son ami Gustave de Beaumont, pris par une soudaine fièvre nationaliste, s'étaient par moments comportés comme de véritables agitateurs, s'enflammant à troubler une population jugée encore trop apathique. [George Wilson. Pierson, Tocqueville and Beaumont in America, Oxford University Press, New York 1938, p. 339.] N'est-ce pas à Québec qu'on voit Tocqueville affirmer « que le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple, c'est d'être conquis » ? [Voyages en Sicile et aux États-Unis, Éditions Gallimard, 1957, p. 213.] N'est-ce pas là qu'on le voit craindre que « les classes intermédiaires et supérieures de la population canadienne abandonnent les basses classes et se laissent entraîner dans le mouvement anglais » ? [Ibid., p. 215.] N'y a-t-il pas également voulu voir ces « Français du Canada », comme il lui arrivait, à lui aussi, de les appeler, « reconquérir complètement leur nationalité » [lbid.] N’y a-t-il pas enfin un instant appelé de ses vœux « l'homme de génie qui comprendrait, sentirait et serait capable de développer les passions nationales du peuple » [Ibid.], dont il entrevoyait le proche réveil ? Tocqueville, le plus illustre défenseur du fédéralisme, cherchant, plus de trente ans avant l'Acte de l'Amérique du Nord Britannique, un vent de soulèvement chez l'une des « deux nations ennemies » [La Démocratie en Amérique, Gallimard, 1957, I, p.174.], qui habitent le Canada, ce serait là certes une de ces ironies de l'histoire qui méritent qu'on en livre les multiples aspects à la curiosité du lecteur québécois d'aujourd'hui.
Les données essentielles du dossier sont accessibles. On trouve déjà dans les diverses éditions de Tocqueville, en plus de ses oeuvres majeures, une grande partie des lettres qu'il a écrites d'Amérique, les multiples cahiers remplis de ses notes de voyage et la plupart des écrits et discours où à travers les années il a fait mention de la réalité canadienne. Une pièce d'importance qui y manque, une lettre sur la révolte de 1837, a naguère été publiée par la Canadian Historical Review. L'édition Gallimard des Oeuvres complètes, entreprise en 1951 sous la direction de J.-P. Mayer [Voir Charles H. Pouthas, Plan et programme des oeuvres, papiers et correspondances d'Alexis de Tocqueville dans Alexis de Tocqueville, Livre du Centenaire, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1960, pp. 35-43.], n'a mentionné jusqu'ici, parmi les inédits qui restent à connaître, hormis certains papiers de Beaumont, aucune pièce de grand intérêt pour nous. [Ainsi que l'indique André Jardin dans son Introduction à La correspondance d'Alexis de Tocqueville et de Gustave de Beaumont (oeuvres complètes, tome VIII, vol I, p. 20), un fragment du journal de voyage de Beau mont concernant le Canada et des lettres écrites d'Amérique par le compagnon de Tocqueville sont toujours inédits.] Ces précieuses observations de Tocqueville sur les réalités canadiennes, observations éparses au hasard des pages d'une oeuvre considérable, il ne restait donc qu'à les rassembler, à les mettre en ordre (un ordre rigoureusement chronologique), à y ajouter les annotations utiles, enfin à les faire paraître : telle a été notre seule tâche.
Tocqueville et Beaumont n'ont passé que quelques jours au Bas-Canada. Les deux jeunes aristocrates qui avaient officiellement comme mission d'étudier le système pénitentiaire des États-Unis [Sur les carrières parallèles d'Alexis Charles Henri Clérel de Tocqueville (1805 - 1859) et de Gustave Auguste de la Bonninière de Beaumont, (1802-1865), deux textes importants s'imposent au lecteur : l'ouvrage de Seymour Drescher, Tocqueville and England (Harvard University Press, 1964) et l'Introduction déjà citée à la correspondance de Tocqueville et de Beaumont. On trouvera, en appendice au
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