Douze
travers la glace, je vis dériver des corps ; des vivants même, leurs mains engourdies cherchant un chemin vers la surface le long des plaques vitreuses au-dessus d’eux. Je tentai de tirer ceux que je pouvais sur les plaques de glace brisées, mais ce n’était pas facile. Je finis par tomber moi-même et parvins in extremis à saisir un morceau de glace flottante avant de me hisser dessus. Je disposais encore, à l’époque, de tous mes doigts. J’ignore aujourd’hui si je serais en mesure de réitérer un tel exploit.
La peur m’étreignit. J’abandonnai toute tentative visant à aider mes compagnons à s’extraire de l’eau et je me concentrai sur l’unique tâche consistant à me rendre sur l’autre rive du lac. Je sautai d’un bloc de glace émergée à l’autre, le mouvement constant étant d’une certaine façon plus stable que la lente prudence dont j’avais auparavant fait preuve. S’il y avait déjà d’autres hommes en équilibre précaire sur ces mêmes plaques de glace, je ne les remarquai pas ; mon unique objectif était de traverser le lac et de rejoindre la terre ferme. Je réussis, mais me retournai pour contempler la scène d’horreur à laquelle je venais tout juste d’échapper : des hommes chancelants, tombant de la glace instable dans l’eau, puis essayant de nager vers la rive entre les cadavres noyés et gelés de leurs camarades. C’était une scène d’hiver qui allait me faire abhorrer cette saison à tout jamais.
Deux jours après la bataille, je découvris que Vadim et Dimitri s’étaient tous deux échappés sans encombre de Telnitz, comme moi. Le même jour, les Autrichiens sollicitaient la paix auprès de Bonaparte. Il fallut un an et demi à la Russie pour faire la paix avec la France, bien qu’il s’agisse d’une paix temporaire et uniquement stratégique. Les deux empereurs se rencontrèrent sur une embarcation sur le fleuve Niémen à Tilsit, près de la frontière russe, et le Tsar Alexandre I er réussit à faire croire à Bonaparte que la Russie allait se coucher pour de bon et laisser la France régner sur le continent tout entier.
Après l’armistice eurent lieu les dernières étapes d’échange formel des prisonniers, et Max revint le sourire aux lèvres. Quelques mois auparavant, des soldats avaient été libérés, mais il n’avait pas eu la chance d’en être. Les Français étaient dans leur droit de conserver quelques prisonniers jusqu’à ce qu’une paix définitive soit signée. Max ne semblait pas leur en tenir rigueur. La blessure sur la joue de Dimitri guérit pour laisser une cicatrice marquée, qu’il dissimula en se laissant pousser la barbe. Peu après Austerlitz, j’étais revenu à Pétersbourg pour épouser ma dulcinée, Marfa.
Je la connaissais depuis presque aussi loin que remontaient mes souvenirs. Son père et le mien étaient tous deux des tchinovniki , des responsables gouvernementaux au Collège industriel. Le sien avait atteint le rang de conseiller titulaire, tandis que le mien était un secrétaire collégial, un échelon plus bas dans l’échelle bureaucratique. Ils avaient passé le grade qui leur conférait une noblesse personnelle et se donnaient jovialement du « Votre Noblesse » l’un à l’autre, de même qu’à toute autre personne amenée à les rencontrer. Mais aucun d’eux n’avait atteint cet honneur supérieur qu’est la noblesse héréditaire et, ainsi, leurs enfants devraient assurer leur propre élévation par le biais de leurs réalisations propres ; moi par mes efforts, Marfa par le mariage.
Et pourtant, l’idée qu’elle épouserait Alexeï Ivanovitch Danilov ne semblait avoir traversé l’esprit de personne, le mien encore moins que celui des autres. Ce fut très soudainement, quelques jours seulement avant ma mobilisation pour l’Autriche, que je me rendis compte à quel point elle était belle. Ce n’était pas l’avis de tous, mais, alors que nous parlions, au cours d’une réception dans la maison de ses parents, je la vis subitement sous un jour différent. Je ne saurais dire ce qui en fut la cause, mais je lui demandai à cet instant et en ce lieu de m’épouser. Plus tard, elle me raconta qu’elle m’aimait depuis des années et que, ce jour-là, sa mère et elle avaient passé des heures à apprêter ses cheveux et à la maquiller dans l’espoir de m’attirer. Je ne lui en voulus jamais – j’étais flatté – et jamais ne le regrettai. Lorsque notre fils
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