Douze
rhabiller.
— Pas besoin de vous presser, dit-elle. Le salon est vide. L’armée a quitté la ville et les civils sont trop effrayés pour faire… grand-chose. D’ailleurs, pourquoi êtes-vous en ville, mon officier sans uniforme ?
J’esquivai la question.
— Tu as une très bonne mémoire.
— Pourquoi ? Parce que je me rappelle votre nom et votre surnom, et que vous êtes un soldat, et que vous ne portez pas d’uniforme, et que vous croyez savoir que je suis en réalité Domnikiia et non Dominique ? Je ne vous donne que ce que vous voulez. (Elle eut un petit sourire narquois.) Vous autres, les gars, vous ne voulez pas être baisés, vous voulez être remarqués.
— Je crois savoir ? Donc tu ne t’appelles pas Domnikiia ?
— Possible que non, répliqua-t-elle avec le même aplomb. (Puis son ton s’adoucit tandis qu’elle passait les bras autour de mon cou.) Mais en fait si. (Après une pause, elle poursuivit.) Toutefois, la demande pour Dominique augmente.
— Que veux-tu dire ?
— Quand j’ai démarré, tout le monde voulait n’importe quoi de français, donc tout le monde voulait Dominique. Mais, depuis l’an dernier, personne n’aime les Français, donc personne ne veut de Dominique.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Ces politiciens ne pensent même pas aux effets qu’ils ont sur le commerce, n’est-ce pas ?
— Exactement. La prochaine fois que vous verrez le tsar, dites-le-lui. Mais, aujourd’hui, tout le monde veut baiser les Français, donc tout le monde veut baiser Dominique.
Je ris.
— Et qui viens-je de baiser ? Dominique ou Domnikiia ?
Elle gloussa.
— Si je ne m’abuse, vous vouliez que ce soit Margarita. (Elle marqua une pause.) Je ne sais pas. Et vous ? Était-ce Alexeï ou Liocha ?
Je ne lui donnai aucune réponse et elle changea de sujet.
— Alors, quelles sont les nouvelles du front ?
Je fus étonné de son impudence.
— Je ne peux pas te répondre.
— Allons. Personne ne saurait rien si ce n’était grâce aux soldats à la langue bien pendue dans les bordels. C’est un prêté pour un rendu. Vous me donnez des informations et je vous en donne en retour.
— Et quelles informations pourrais-tu bien me donner ? Tu as dit toi-même qu’il n’y avait plus de soldats en ville.
— Il y a d’autres gens qui ont des choses à raconter.
Je devinai qu’elle bluffait, mais cela ne pouvait pas faire de mal de lui révéler ce qu’elle pouvait découvrir par ailleurs. Je lui parlai des défaites à Vilna, Vitebsk et Smolensk, je lui répétai le mot d’ordre officiel que les Français seraient arrêtés avant Moscou, guère plus.
— Alors, qu’as-tu donc à me raconter ? demandai-je.
— Oh, rien.
— Dis-moi ! dis-je, en la faisant rouler sur le dos.
— Vous allez me faire subir un interrogatoire ?
En voyant le sourire irrésistible sur ses lèvres, je fus tenté, mais l’idée même réveilla des souvenirs que je luttai pour réprimer. Je la chatouillai. Elle ne put retenir un gloussement. Il était évident qu’elle était très chatouilleuse mais, naturellement, c’était ce que j’espérais. Elle était, à sa manière, un village Potemkine, une façade derrière laquelle je ne trouverais que déception si je m’aventurais à regarder.
— C’est bon ! c’est bon, Liocha, s’exclama-t-elle entre deux rires, je vais vous raconter. (Elle prit un moment pour retrouver son souffle.) Les seules choses intéressantes que j’ai entendues proviennent de Toula.
— Alors, que se passe-t-il à Toula ? Quelque chose aux fabriques de munitions ? demandai-je.
Toula était d’une importance incommensurable pour la guerre. Sans cette ville, nos approvisionnements en munitions et artillerie risqueraient de se réduire à peau de chagrin.
— Pas à Toula même, répliqua Domnikiia. De Toula. Il y a des histoires à propos d’une sorte de fléau. Trente morts à Rostov. Quinze à Pavlovsk.
Les récits de ce genre étaient toujours exagérés. Lorsque j’étais jeune, ma grand-mère avait l’habitude de nous narrer de vieux contes populaires évoquant la peste, et j’avais rapidement choisi d’être aussi sceptique à leur égard que je l’étais envers les autres histoires moins terrestres qu’elle racontait. Mais, à mesure que j’avais grandi, j’en étais venu à me fier davantage aux dires de ma grand-mère, sur cette question du moins. La dernière grande peste qui avait frappé Moscou s’était produite en 1771, peu de
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