Douze
temps avant ma naissance, et elle était restée un souvenir vivace pour mes grands-parents et mes parents, même si la position stratégique de Pétersbourg offrait une certaine sécurité. Au total, un tiers de la population de l’oblast de Moscou était décédé. Pour autant que je puisse en juger, ce chiffre n’était pas exagéré, même si j’avais pu en entendre d’autres qui, eux, l’étaient.
Lorsque je fus moi-même témoin de la peste, alors que je combattais au sud du Danube, le mélange de rumeurs et de faits était à peu près identique. Cette nouvelle histoire de fléau avait peut-être davantage qu’un fond de vérité. Les deux villes mentionnées par Domnikiia étaient sur le fleuve Don, l’une des grandes artères qui circulait entre la Russie centrale et la mer Noire, et il n’était pas rare qu’une maladie remonte le fleuve par bateau. Les chiffres semblaient inhabituellement concentrés, mais cela faisait probablement partie du processus de transformation d’une information en rumeur.
— J’espère que cela ne va pas arriver jusqu’à Moscou. La peste, je veux dire, dit Domnikiia.
— Peut-être qu’elle va nous atteindre au même moment que les Français. Et nous épargner la peine de devoir les tuer.
— Est-ce que cela va se produire ?
Elle se blottit un peu plus contre moi, sa voix appelant une réponse rassurante.
— Non, Domnikiia, mentis-je. Ni Bonaparte ni la peste ne pourront jamais s’avancer jusqu’à Moscou.
Mais j’avais pu constater moi-même à quelle vitesse les Français tout comme le fléau pouvaient voyager. Et ce qui finit par effectivement arriver se révéla bien plus terrible que ces deux périls.
Lorsque je rejoignis ma chambre, un paquet m’y attendait. Il venait de mon épouse. La plupart des nouvelles de la lettre l’accompagnant étaient depuis longtemps dépassées, mais dans le paquet se trouvait aussi une petite icône ovale du Christ, montée sur une chaîne en argent. Dans sa lettre, Marfa expliquait qu’elle avait entendu des histoires selon lesquelles Bonaparte était l’Antéchrist, et elle me demandait de porter l’icône pour me protéger. Je ressentis un frisson de culpabilité. Jusqu’à présent, je n’avais pas eu besoin de la moindre protection contre les balles françaises, mais je ne m’étais pas trouvé protégé contre la tentation. J’embrassai l’image, par habitude, puis je passai la chaîne autour de mon cou, peut-être dans l’espoir que celle-ci me tiendrait à l’écart de toute nouvelle rencontre avec Domnikiia, ou avec l’intention d’apaiser ma culpabilité future.
L’essentiel de la lettre ne présentait aucun élément d’intérêt particulier, simplement des informations générales en provenance de Pétersbourg. La fille de Vadim, Yelena, était toujours enceinte et en bonne santé. Toutes nos connaissances se portaient bien, mais s’inquiétaient de la guerre et voulaient mon opinion sur ce qui allait se passer.
La partie de la lettre que je lus encore et encore concernait notre fils, Dimitri. Elle ne présentait rien de spécial, juste la description détaillée par une mère du comportement de son fils. Il allait avoir six ans dans quelques mois et j’avais probablement passé moins du tiers de sa vie en sa compagnie. Il en allait de même pour tant d’enfants de soldats. Je fus heureux de lire qu’il demandait souvent quand j’allais rentrer ; heureux de savoir qu’il se souvenait même de mon existence.
Nous l’avions appelé Dimitri d’après Dimitri Fétioukovitch. Sept ans auparavant, Dimitri Fétioukovitch n’était pas l’être cynique et dur que je connaissais aujourd’hui. Combattre contre les Turcs l’avait, d’une certaine façon, changé, mais je n’avais jamais su précisément ce qui lui était arrivé. Il ne sut pas davantage ce qui m’était arrivé ; personne ne le sut, pas même Marfa.
J’avais rencontré Dimitri pour la première fois en juin 1805. Il était passionné, radical et optimiste, comme tant d’autres jeunes Russes éduqués l’étaient à cette époque, ayant entendu parler des libertés dont les hommes jouissaient à l’ouest. Malgré le soutien affirmé du tsar à la nouvelle coalition contre Bonaparte, nos troupes furent lentes à passer à l’action. Dimitri et moi nous étions tous deux portés volontaires pour des missions de reconnaissance et nous avions passé de nombreuses heures ensemble à observer et évaluer les
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