Douze
provenance de Borodino, arrivait maintenant dans la ville : non pour se regrouper ou résister, mais simplement parce que les soldats n’avaient nulle part où aller. Les craintes selon lesquelles l’afflux de dizaines de milliers de soldats surpeuplerait la ville étaient infondées. Comme ils entraient, les civils s’en allaient : la confiance s’était envolée, Moscou n’était plus imprenable. Les rues grouillaient de monde, toujours en provenance de l’ouest, toujours en direction de l’est. Des chariots où s’entassaient de hautes piles de meubles, de tissus, d’argent et d’or s’acheminaient hors de Moscou, leurs propriétaires chevauchant en tête et gardant un œil attentif sur leurs possessions. Parfois je pouvais même voir les propriétaires, ou souvent leurs serviteurs, étalés sur les biens dans les carrioles telles des araignées aux maintes pattes, tentant de retenir chaque objet afin qu’aucun ne tombe au bord de la route pour être ensuite ramassé par les Français qui poursuivaient leur avancée et qui, ils en étaient maintenant persuadés, allaient bientôt arriver.
Derrière les carrioles des habitants de Moscou arrivaient les charrettes transportant leurs défenseurs blessés. Les victimes de Borodino emplissaient toutes les rues de la ville qui n’étaient pas encore occupées par les citoyens sur le départ. Dès qu’une carriole chargée de biens somptueux s’en allait vers l’est, elle laissait la place à une autre, chargée de mourants ou même de morts. Où les deux couches se rencontraient, il y avait parfois un mélange, parfois une séparation. Certains des civils trouvaient repoussante la vue de ceux qui avaient si bravement combattu pour les défendre, d’autres déchargeaient avec joie leurs biens les plus précieux afin de faire un peu de place pour mettre en sécurité un soldat blessé. Mais, si de tels sacrifices personnels parvenaient à sauver la vie d’un unique homme, ils ne pouvaient absorber qu’une goutte de l’océan d’êtres humains qui se déversait à présent sur la ville.
Et pourtant, cette goutte d’humanité était plus que je n’étais parvenu à sauver ce jour-là.
Je n’avais aucune envie immédiate de trouver Vadim et Dimitri. Je n’aurais pas de difficulté à leur expliquer à eux pourquoi j’étais revenu, contrairement aux instructions de Vadim, sans Max, mais je n’appréciais pas la voix sceptique qui retentirait dans ma tête quand, je le savais, je le leur dirais. Mais pourquoi aurais-je dû écouter cette voix alors ? Je m’étais complu dans un lâche silence à Desna. La conscience d’un homme crie tellement plus fort au passé qu’elle parvient à le faire au présent.
Si je n’avais pas l’intention de voir Vadim et Dimitri immédiatement, il n’y avait qu’un seul autre endroit à Moscou où je pouvais me rendre. Mon intention était assez simple. Aussi lâche et aussi choquant que cela puisse paraître, les âmes qui fuyaient alors la ville agissaient sagement, et j’allais m’assurer que Domnikiia serait l’une d’elles, m’assurer qu’elle aurait un endroit sûr où se rendre et lui donner assez d’argent pour assurer sa nourriture et son transport jusqu’à ce qu’elle y parvienne. Je craignais confusément qu’elle soit loin de vouloir abandonner Moscou. Tandis que je me frayais un chemin dans les rues bondées, bousculant les citadins ayant le malheur de voyager à pied et repoussant les mains cherchant à l’aveuglette des soldats mourants couchés sur les charrettes, je me rendis compte que la ville serait bientôt remplie de soldats français ; des soldats français riches, victorieux et, par-dessous tout, entreprenants. Domnikiia pouvait gagner davantage avec eux en une journée qu’elle n’y était parvenue, ces derniers temps, en une semaine avec les Moscovites écrasés. Aurait-elle davantage de popularité, me demandais-je, dans son rôle de Dominique, Française accueillante qui leur rappellerait leurs dulcinées restées à Paris, ou en tant que Domnikiia, Russe exotique, érotique et, surtout, vaincue ? Mais je n’étais pas, comme je le savais bien désormais, bon juge du patriotisme d’un Russe. Lorsque j’arrivai, elle était en train de préparer son départ.
Bien qu’il soit déjà plus d’une heure, c’est-à-dire largement dans les heures d’ouverture habituelles de la maison close, je trouvai la porte fermée et verrouillée. Je reculai sur la place et
Weitere Kostenlose Bücher