Douze
autant pour moi que pour elle-même. C’était un soulagement de savoir qu’elle n’avait pu faire autrement que parler à Dimitri. J’avais repoussé tout au fond de mon esprit la suggestion faite par Filipp à Desna selon laquelle Domnikiia les avait aidés, mais cela m’avait préoccupé. Toutefois, même à cet instant, j’avais sous-estimé Domnikiia.
— C’est moi qui lui ai dit, déclara Margarita, qui faisait toujours la navette entre sa chambre et la malle.
— Pourquoi ? demandai-je.
Margarita leva le regard du coffre, légèrement surprise. Puis elle fit un mouvement des yeux en direction de Domnikiia avant de revenir sur moi.
— N’en auriez-vous pas fait autant ?
Quelques instants plus tard, Domnikiia se détacha de moi et poursuivit le rangement de ses affaires.
— Où allez-vous ? demandai-je.
Domnikiia était toujours réticente à parler, donc Margarita répondit pour elle.
— À Iouriev-Polski.
C’était un bon choix ; cent cinquante verstes au nord-est et bien loin de la route que les Français prendraient si d’aventure ils avançaient au-delà de Moscou. S’ils devaient poursuivre davantage, on supposait généralement que ce serait vers le nord-ouest, en direction de Pétersbourg. Si la prise de Moscou ne précipitait pas la chute de la Russie, alors la capture de Pétersbourg – suivant le raisonnement français – le ferait assurément.
—Avez-vous besoin d’argent ? demandai-je, sortant de ma poche une liasse de billets de banque que j’avais eu l’intention de leur donner, tout du moins à Domnikiia.
— Non, répondit Margarita. (Puis, réalisant qu’elle paraissait ingrate, elle ajouta : ) Mais merci. Piotr Piétrovitch s’occupe de nous toutes.
Je tentai de ne pas réagir à ce nom. Piotr Piétrovitch était le propriétaire du bâtiment dans lequel je me trouvais à cet instant et – de fait, sinon de droit – le propriétaire de Domnikiia, Margarita et des autres filles. Dans les rares occasions où je l’avais rencontré, il avait semblé tout à fait aimable, comprenant parfaitement les raisons pour lesquelles je rendais visite à Domnikiia. Mais, tout comme les filles elles-mêmes changeaient de personnalité pour satisfaire les goûts du client du moment, je suis certain qu’il pouvait être ce que chacun désirait qu’il soit, simplement pour gagner leur clientèle.
— Il protège ses affaires ?
— Je suppose, répondit Margarita.
Domnikiia se détourna de ses bagages et, murmurant un « merci », prit deux des billets de banque dans ma main. Ce n’était pas un montant énorme, mais c’était étrange de voir comment la signification de l’argent dans notre relation s’était autant inversée au cours des derniers jours. Lorsque je la payais pour le sexe, c’était un symbole de notre distance, de notre indépendance. Maintenant, elle l’acceptait de moi sans rien en échange, pour montrer qu’elle préférait dépendre de moi plutôt que de Piotr Piétrovitch. C’était, du moins, mon interprétation.
— Quand partez-vous ? demandai-je.
— Demain, m’indiqua Margarita. À l’aurore.
— Je viendrai vous revoir ce soir, dis-je en me préparant à prendre congé.
— Je vais vous ouvrir, dit Margarita.
— Non, je m’en occupe, lui répondit Domnikiia, sa voix reprenant maintenant une partie de sa jovialité coutumière.
— Est-ce que cela va aller ? lui demandai-je à la porte.
— Tout va bien se passer, dit-elle avec désinvolture. Iouriev-Polski est loin d’ici et le voyage est agréable.
— Non, je voulais parler de toi.
Je levai la main pour caresser sa joue meurtrie, mais je me retins par peur de lui faire mal. Elle prit ma main dans la sienne et la pressa contre son visage, la caressant et, de nouveau, faisant courir ses doigts sur ce qui restait des miens.
— Ces blessures vont guérir, dit-elle. C’est juste que… cela faisait longtemps. (Elle sourit, presque nostalgique.) Je m’étais habituée à ne pas être battue. C’est ce qui fait que travailler pour Piotr Piétrovitch en vaut la peine.
Je sentis ses doigts contre les miens et je sus ce qu’elle voulait dire. Même des blessures comme les miennes, qui ne guériraient jamais, peuvent être oubliées. Mais il est impossible d’oublier l’horrible façon dont elles ont été infligées. Une profonde haine envers Dimitri grandit en moi. Dans ma préoccupation pour Domnikiia, j’avais presque oublié que c’était mon ami qui lui avait
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