Douze
le dire à Domnikiia. Avec le recul, ç’avait peut-être été une bonne décision. Il fallait le lui dire, mais le moment et la façon devaient être bien étudiés. Cela n’avait toutefois pas été la raison pour laquelle je ne lui avais rien dit. Cela m’était simplement sorti de la tête. La mort de l’un de mes amis les plus proches, avec ma propre collaboration, sur laquelle j’avais pleuré tout au long de mon trajet de retour depuis Desna, avait été expulsée de mon esprit par la vue de quelques contusions sur le visage de ma maîtresse. J’étais un homme très inconstant.
Fidèle à ma promesse, je revins voir Domnikiia le soir même. Lorsque je traversai la ville, les rues palpitaient encore du flot des gens et de leurs biens et des soldats battant en retraite. La proportion de soldats augmentait à mesure que les blessés arrivaient en ville. Certains pouvaient marcher, d’autres étaient transportés sur des brancards par leurs compagnons et d’autres encore gisaient, conscients ou non, sur des chariots plats, les mourants étant indifféremment mêlés aux morts. Il n’est pas certain que la totalité des trente mille blessés russes parvint en ville au cours de ces quelques jours, mais la réalité semblait très proche de ce nombre.
Lorsque j’arrivai, le bordel était toujours fermé et la porte, verrouillée. Cette fois, un caillou jeté à la fenêtre attira l’attention de Domnikiia elle-même. Elle descendit et je suggérai de marcher un moment. Nous étions à l’écart des principales artères de la ville et, ainsi, les rues et les places étaient un peu plus calmes. Nous n’étions pas le seul couple qui se promenait dans les rues de Moscou cette nuit-là, main dans la main, chacun sachant qu’il serait bientôt séparé de l’autre. Après avoir échangé quelques mots et laissé passer un long silence, j’en vins au fait.
— Max est mort, annonçai-je calmement.
— Je ne voulais pas te le demander.
Nous poursuivîmes notre marche silencieuse un peu plus longtemps.
— Tu ne veux pas savoir ce qui s’est passé ?
— Si, répondit-elle. Mais tu n’es pas obligé de me le dire.
— C’était un traître.
Je ne donnai pas davantage de détails et j’étais certain qu’elle n’en demanderait pas.
— Je l’aimais bien, dit-elle après une pause.
Pour elle, comme pour moi, l’apprécier n’avait rien à voir avec sa qualité d’espion. Il existe des traîtres aimables et des patriotes haïssables.
— Moi aussi.
— Est-ce qu’il le savait ?
— Oui, dis-je avec un rire embarrassé. Nous nous connaissions depuis sept ans.
Sauf, bien sûr, que je ne savais pas tout de lui.
— Je voulais dire : à la fin. Est-ce qu’il savait que tu l’aimais encore ?
Ce qu’un homme ressentait durant les dernières minutes de sa vie avait-il réellement une importance, en comparaison avec toutes les choses qu’il avait ressenties dans les années y ayant conduit ? Peut-être que maintenant, moins d’une journée après la mort de Max, ces dernières minutes avaient plus d’importance qu’elles n’en auraient dix ans plus tard, lorsque toute son existence pourrait être vue avec une certaine distance. Davantage d’importance pour moi, voulais-je dire, pas pour lui. Je doutai du fait que j’aurais pu accepter cela – accepter de le laisser aux Opritchniki – si mes dernières pensées ou mes derniers mots à son intention avaient été des mots d’amitié. J’avais chassé de mon esprit toute idée de cet ordre, pour ne penser à lui que comme à un traître. Bien que notre appréciation de Max puisse être tout à fait indépendante de notre connaissance de sa trahison, dans notre estimation finale du personnage, l’une devait l’emporter sur l’autre. À Desna, la trahison de Max avait été l’élément le plus accablant, mais la balance fluctuait encore d’heure en heure, hésitant à révéler le côté où elle viendrait finalement pencher.
Je ne répondis pas à la question de Domnikiia.
— Qu’est-ce que toi tu vas faire ? demanda-t-elle après un moment.
— À propos de quoi ?
— Vas-tu rester en ville ?
—Je ne sais pas. Je vais en parler avec Vadim et Dimitri demain.
Elle s’arrêta et se tourna vers moi, parlant avec une intensité nouvelle.
— Pourquoi ne pars-tu pas avec moi demain matin ?
C’était tentant, mais je savais que ma lâcheté et mon égoïsme ne pouvaient se révéler qu’en des situations plus
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