Duel de dames
discontinuer : « Si le sang Isabelle n’a pas, qu’il
se retourne au chef du suborneur, et sa tête en dedans gonfle et noue et rompt,
et qu’il en demeure hors de sens. Chaos, chaos, chaos ! Et le frère
versera le sang de son frère. Et le fils reniera la mère, et la mère reniera le
fils. Chaos, chaos, chaos [91] ! »
— Que dit-elle ? demanda Isabelle qui
sentait chez sa mère une douleur sans nom et continuait à répéter les mêmes
prédictions.
— Elle te protège, car tu es si jeune enfant,
lui dit la voix malicieuse de Jean la Grâce.
— Je ne suis plus une enfant !
— Elle n’a pu te protéger de son vivant, elle
a voulu te protéger d’outre-tombe. Tu es son bébé.
— Mais ce sont des malédictions !
— Elle voulait que tu sois gardée lors de ton
mariage, car tu étais impubère. Mais ses malédictions n’y ont rien fait, tu fus
violée encore immature. Elle ne se le pardonne pas.
— Ainsi, parce que je fus violée, le roi est
fou ?
— Non, Basileia, intervint Zizka, c’est parce
qu’il était fou qu’il t’a violée.
Isabelle baignait dans tant d’amour qu’elle
comprenait tout et voyait tout : « Et le frère versera le sang de son
frère », c’était Bourgogne contre Orléans, les cousins germains, ils
étaient frères suivant la loi de Dieu.
Elle se sentait de plus en plus légère, et montait
de plus en plus haut, inaccessible aux noirceurs de l’humanité. Ainsi, Thadée
Visconti l’aimait. Isabelle ne se souvenait pas du moindre geste de tendresse, sa
mère était rigide et sévère pour l’enfant qu’elle était.
— Je te pardonne, madame ma mère, repose en
paix, murmura-t-elle.
Les incantations de Thadée Visconti cessèrent, sa
fille ressentit son intense consolation.
— Tu n’es pas morte, Reinette, dit encore
Jean la Grâce avec son habituelle rudesse. Cesse de nous importuner, ton
enveloppe t’attend.
Isabelle se sentit aspirer en arrière.
— Je veux rester, supplia-t-elle.
Mais ainsi qu’une étoile filante, elle descendit, vit
la ville de Blois sous la lune, passa les murailles et chuta mollement dans la
pesanteur de son corps terrestre. Elle ouvrit les yeux dans cette chambre
inconnue. Ce n’était pas un rêve.
— Maman ! murmura-t-elle en se mettant à
pleurer.
Jamais elle n’avait versé de larmes pour sa mère.
*
Elle était seule devant le catafalque de Valentine,
dans la cathédrale de Blois. Seule comme elle l’avait demandé. Elle tenait une
fleur de lys entre ses mains, une vraie fleur. Un paysan tourangeau était venu
l’offrir à la reine en disant : « C’est un miracle, en cette saison, que
sa floraison. » Un miracle qu’elle voulait offrir à Valentine Visconti. Elle
contempla le cœur aux grosses étamines, qui vous barbouillaient le nez de jaune
si on respirait de près. Valentine avait tant rêvé des fleurs de lys. Elle leva
les yeux vers la voûte en plein cintre de la nef, peinte de couleurs vives, à l’image
de Jésus en majesté qui accueillait sous son manteau, les bras ouverts, toute
la souffrance humaine.
— Il n’y a pas assez de place, murmura-t-elle
avec ironie.
L’église sentait l’encens et la cire des nombreux
cierges qui brûlaient. Quelque part, dans une chapelle adjacente, des chantres
répétaient la messe de funérailles de la duchesse d’Orléans. C’était beau, c’était
loin, c’était irréel. Tout était devenu irréel. Elle déposa la fleur sur le
cercueil.
— Tu es reine, maintenant, au royaume des
cieux.
La folie qui s’était emparée du roi s’emparait du royaume,
mais Valentine s’en était échappée. Elle formula sa promesse jurée :
« Nous reine, en parole de reine, jamais nul ne saura comment ta mort
survint. Je t’aime ma sœur en douleur », murmura-t-elle.
Puis elle s’agenouilla sur les dalles :
— Ma sœur en douleur, nous avions tant de
chemin à faire ensemble si nous avions su nous donner la main. Comme les
princes qui s’affaiblissent de leur rivalité, comme l’Église coupée en deux, les
empereurs rivaux du Saint Empire, nous n’avons pas su allier nos forces. Pardonne-moi
comme je te pardonne.
— Cela est sage, lui murmura Zizka.
— Quel fils renierait sa mère, et quelle mère
renierait son fils ? demanda Isabelle qui se souvenait mot pour mot des
imprécations de sa mère.
— Je ne sais, mais le chaos est aux portes du
royaume, Basileia, lui confirma doucement Zizka. Ton combat n’est
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