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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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en a, aujourd’hui comme tous les jours, comme toujours, depuis le début, que pour lui, le grand homme, le vrai peintre, le génie. Ce n’est pas moi qui suis au premier plan, à côté de lui, sur le banc. Quand même, faites une petite place à son épouse, Joséphine, peintre elle aussi. Et qu’on se souvienne aussi de moi. » Nous entendons cela, cette plainte. Nous entendons le silence de Hopper. Il a soixante-dix-huit ans.
    À cet âge, on offre au photographe et à son appareil une image dont peut-être on ne verra pas le tirage. On lègue l’image d’une apparence à laquelle on commence à se sentir indifférent. On est un homme comme on serait un arbre, un caillou érodé. Voici l’écorce dont je suis seul à savoir ce qu’elle contient et recouvre. Au fond du puits clapote l’invisible, l’intime. Le photographe eut-il conscience, à l’instant où il appuyait sur le déclic, de ce demi-cercle de lumière qui rayonne au-dessus de la maison, du personnage, des personnages ? « Ce que j’ai voulu peindre surtout, disait Hopper, c’est la lumière du soleil sur le mur d’une pièce vide. »
    Cape Cod est un finistère de l’Amérique du Nord. La falaise, abrupte, surplombe de très haut la mer. Quand on regarde l’horizon, dit Gail Levin, on est en face de l’Espagne. Ou du Portugal. Mais, quand on est debout devant l’horizon et qu’on voit au loin disparaître un navire, puis un autre, est-ce à l’Europe, est-ce à cet autre continent que l’on pense, même s’il vous
rappelle votre jeunesse, un temps heureux de votre jeunesse ? Une vie qu’on aurait pu vivre, là-bas ? On pense que bientôt on franchira l’horizon.
    Sur d’autres photos, nous sommes à New York, dans l’atelier. Hopper se tient, méditatif, les mains croisées, près d’un énorme poêle dont nous savons qu’il l’avait choisi avec soin et l’aimait beaucoup, certainement pour sa forme, monumentale, à la fois archaïque et moderne, autant que pour sa chaleur. Le poêle, avec son haut tuyau de métal, noble comme une colonne, était placé devant une cheminée à l’ancienne, tablette et moulures, foyer, dont Hopper fit un dessin, avec délicatesse, comme il aurait fait un portrait.
    Au soir tombant, Hopper a cessé de peindre. Il lit. Ou bien il fait des mots croisés. Que lit-il ? Un livre de poèmes de Frost. Les deux hommes ont de l’estime, peut-être de l’amitié l’un pour l’autre. Un roman de Dos Passos, son vieil ami. Joséphine aimerait bien qu’on se parle un peu, qu’on bavarde de tout et de rien, mais Edward est tout entier dans son livre ou dans ses pensées. C’est bien lui, cet homme qu’il a représenté dans ses toiles, un peu à l’écart, lisant.
    Il y avait non loin du poêle une presse noire ou sombre comme une locomotive. On ne l’actionnait pas au moyen d’une roue, mais par le jeu de grandes tiges. À l’une d’elles, le chapeau de Hopper est accroché. Un chapeau mou, comme c’en était la mode et comme en portent souvent ses personnages et ceux des « films noirs » de l’époque. Le chapeau dont il est coiffé dans le célèbre portrait qu’il peignit entre 1925 et 1930, le seul dans son âge mûr et qui, en somme, le représente désormais 1  ; celui dont il fit un dessin, moins pour préparer une toile, peut-être, à son habitude, que pour le plaisir de le regarder attentivement,
ce chapeau, ce vieux chapeau détrempé par les pluies de New York, qui jadis était une coquetterie, une élégance et qui, maintenant, protège la tête chauve. La gravure posée sur la presse, exposée, encadrée, est celle qui représente une route coupée par une voie ferrée ; quelqu’un, sous un parapluie semble-t-il, va son chemin ; on voit « en vue plongeante » le croisement et le piéton ; un signal, peut-être plus grand que nature, invite à la prudence : « un train peut en cacher un autre ». Quand Hopper est debout à côté de la presse, on dirait, à cause des rayons de la machine, de la roue rayonnante qu’ils forment, un capitaine à la barre de son navire.
    Les dernières photos de Hopper, je l’ai dit, sont tragiques. On ne lit plus sur son visage la tristesse, la solitude, une froideur, le désir de se tenir à distance, une timidité qui a persisté malgré l’âge et malgré le succès, mais une plus grande tristesse, de la détresse, un désespoir. On lui demande : « Êtes-vous pessimiste?  » Il répond, en substance : « Je

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