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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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crois, oui. Je n’en suis pas fier. Mais à mon âge, comment être optimiste? À cinquante ans, on pense peu à la mort, à quatre-vingts ans on y pense beaucoup. Les jeunes artistes s’agitent, se dépensent, espèrent. Ils se donnent un mal fou pour étudier, apprendre. À quoi bon ? Pour aller où ? Nous allons tous à la même fin. » Il lui est arrivé d’ajouter : « Aucun philosophe ne m’aide à me sentir mieux. Emerson est un bon esprit. Je relis Renan. Ils ne m’aident pas. » Il disait aussi : « Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des artistes sont oubliés dix minutes après leur mort. » Mais aurait-il avec tant de soin tenu le registre illustré de son œuvre, s’il avait pensé que tout allait bientôt s’anéantir ?

    Emerson l’avait éclairé dans sa jeunesse. Il disait, dans les années 1950, qu’il le lisait tous les jours. Il avait lu la Vie de Jésus , et à voix haute, comme les écrits sur l’art de Valéry, il en traduisait des pages à Joséphine. Renan l’avait amené à relire la Bible, l’Ancien Testament, l’Évangile ; tout cela dont il avait été imprégné dans son enfance, sa jeunesse, dans sa famille, et dont il s’était assez vite éloigné, détaché. La lecture de Renan, dit Gail Levin, l’avait conduit à porter attention à la personne de Jésus. Citant Joséphine Hopper, elle écrit : « Edward was acquiring “a sympathetic response to Jesus.” » Peut-être en reçut-il quelque lumière, une espérance ? Maintenant, il se sentait tout proche de la mort. Avoir été le peintre Edward Hopper, l’être encore un peu, cela lui importait-il encore ?
     
    Cette tristesse, cette mélancolie, ce désespoir ou ce « pessimisme », ne venaient sans doute pas de voir les hommes tels qu’ils sont et le carnage des guerres ; leur férocité, leur absurdité. Mais d’ être , tout simplement. D’être et d’avoir à mourir. De savoir qu’avec nos yeux qui se fermeront, que quelqu’un fermera, nos yeux morts, s’éteindra pour nous la lumière, qui était la vraie joie du monde, la grâce d’être au monde.
    Dernier visage d’Edward Hopper : un vieil Henry Miller tragique.
    En 1964, prise par Hans Namuth, cette photo, peut-être la plus poignante, peut-être la dernière. Hopper est dans son atelier. La maladie l’empêche de peindre. Il est assis dans un fauteuil, contre un mur, un peu tassé sur lui-même, vêtu d’une espèce de peignoir comme lorsqu’on est souffrant, levant le visage vers celui qui le photographie comme le ferait un enfant,
un enfant malheureux. Une longue table à peu près déserte occupe le fond de la pièce. On ne voit qu’une partie du grand chevalet, vide. La lumière, qui vient de la hauteur de la baie, éclaire cela qui ne portera plus aucune toile. L’assemblage des montants et des traverses ressemble moins à un chevalet qu’à une croix.
    Je ne pense pas que Miller et Hopper se soient rencontrés. Je ne sais si Miller a vu des peintures de Hopper. Qu’aurait-il éprouvé, dit, écrit devant l’une ou l’autre de ces toiles, de ces aquarelles ? Hopper lisait Frost, Dos Passos, qui habitait Cape Cod. Je ne sais s’il a lu Miller. Leur univers, leur Amérique sont si différents ! Et l’« obscénité » de Miller aurait sans doute déplu à Hopper. Mais qui sait ? Il n’aurait sûrement pas aimé les gouaches ou les aquarelles de Miller, enfantines, puériles, fantasques et fantastiques ; ni ce qu’il écrit de la peinture, de cette joie d’enfant qu’éprouve le peintre qui ne se prend pas pour un peintre, l’extase de rêver en couleurs et, au réveil, le bonheur et la surprise de tenir entre ses mains ce rêve, de l’offrir à l’ami, connu ou inconnu qui ce matin vient vous rendre visite : « Peindre est aimer à nouveau. »
    Peindre, pense Hopper, n’est pas un jeu, ce n’est pas un jeu d’enfant. C’est une façon d’être face à la mort, de résister, de vivre. Pour Miller, semble-t-il, peindre est un paradis, comme « le vert paradis des amours enfantines » ; il aurait dit, sans doute, plutôt « le bleu paradis »… Mais qui sait ? J’ai relu un livre qui a compté pour moi quand j’avais une vingtaine d’années : The Air-Conditioned , traduit sous le titre Le Cauchemar climatisé . Miller y raconte sa traversée de l’Amérique, avec un ami, dans une voiture qui roule comme elle peut. Il rencontre Varèse, il rencontre Stieglitz, ce galeriste, ce marchand de

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