Edward Hopper, le dissident
n’est jamais plus évidente que lorsqu’il s’agit d’un film qui raconte la vie d’un peintre et montre ses peintures ; du moins : l’image de ses peintures. L’art de la projection et de la transparence, de la lumière, et l’art de la matière, art où la lumière joue un tout autre rôle, n’ont en commun que l’image, la composition de l’image.
Eisenstein et Visconti, Dreyer, qui doivent tant à la peinture, seraient de grands peintres si l’image était l’essence de la peinture ; ils ne le sont que par analogie; ils sont cinéastes. Et même la sculpture peinte, colorée, sans doute ne devient-elle jamais peinture : elle demeure sculpture. La matière de l’œuvre d’art, ce que cette matière implique, ce qu’elle exige et ce qu’elle exclut, appartient à l’essence de l’œuvre : elle n’en est pas seulement le moyen.
Entre la peinture et le cinéma, la différence tient au rôle différent qu’y jouent la matière et la lumière. Si la peinture est lumière et matière, une certaine lumière, une certaine matière, au cinéma, la lumière est de l’ordre de la transparence et de la projection ; dans la peinture, il s’agit non seulement de la représentation d’une lumière réelle, mais du jeu de la lumière réelle et d’une surface, matérielle ; c’est en cela, par cela que la peinture est essentiellement d’un autre ordre que le cinéma et la photographie . Le dire est esquisser une réponse à la question : « Qu’est-ce que la peinture ? » Le vitrail, comme le cinéma, mais de façon différente, est un art de la transparence ; il est cependant peinture et, comme le tableau, la fresque, la mosaïque ou l’émail, il est corps et matière. La photographie, à la différence de la projection d’un film, implique une réalité tangible, un objet. Il est arrivé que Hopper se serve de la photo en vue d’une peinture dont il avait le projet ; il y renonça ; la photographie l’empêchait d’imaginer, d’inventer.
Un photographe, quand il photographie un peintre, ne peut guère s’abstenir de montrer son atelier, le lieu où il vit, où il travaille ; et les peintures, celles du peintre, celles d’autres peintres, les sculptures, les objets qui l’entourent : cela ne forme pas seulement un
décor, mais veut donner au visiteur quelques clefs de la création du peintre. L’œuvre tend à l’achèvement, l’intemporel ; l’atelier, photographié, montre le travail du temps.
La photo de la maison des Hopper par Newman, en 1960, est une imitation de la peinture de Hopper. On pourrait dire : une interprétation de cette œuvre sous couvert d’un portrait de l’artiste. Hopper, âgé, est assis devant nous, il nous regarde, il regarde l’objectif ; il est assis, comme tant de ses personnages, devant leur maison ou sur une chaise pliante, qui regardent le soleil se lever ou mourir, la lumière, sur l’herbe ou sur la mer. Il porte une veste souple, confortable, où joue la lumière. Hopper est un « monsieur », un vieux monsieur. Il occupe, largement, un siège de bois peint, blanc, où tiendraient, côte à côte, deux personnes. Son bras s’étend sur le dossier de la place vide et sa main est posée sur l’accoudoir.
Derrière lui, la maison, américaine, et sa façade de planches. Mais c’est la maison d’un peintre : l’un de ses murs comporte une grande verrière d’atelier : trente-six carreaux verticaux. Derrière les carreaux, en bas, sur un rebord, un objet blanc qui est peut-être un énorme coquillage, une pierre calcaire, une céramique, un vase sans fleur, sans bouquet. On voit aussi, devant la maison, une trappe un peu saillante, à deux battants, et en contrebas, en sous-sol, la partie haute d’une fenêtre, beaucoup moins grande que la baie de l’atelier.
La maison est bâtie sur une falaise, un promontoire, la côte, entourée d’herbe, au bord de la mer, qu’on voit à droite de la photo, à gauche de Hopper. Il règne une grande lumière. La légende de la photo dit : « Edward et Joséphine Hopper à South Truro. » Où est Joséphine ? Elle est assez loin. La jupe indique
seule qu’il s’agit d’une femme. Elle se tient, au-delà de la maison, devant la mer, tournée vers nous. Le bord de sa veste touche l’horizon. Le reste du corps se découpe sur le ciel. Elle a les bras baissés, mais elle écarte un peu les mains comme pour dire : « Je suis ici. J’existe, moi aussi. Évidemment, il n’y
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