Edward Hopper, le dissident
et, à travers lui, à Watteau, aux Fêtes galantes : à cause d’un personnage dont nous n’avons encore presque rien dit, un clown blanc, qui occupe largement le centre de la partie la plus étendue de la toile : personnage ou acteur, principal, en somme. Mais nous sommes plutôt dans l’univers du roman, de Balzac, de Zola, et pour comprendre la scène qui se joue sur cette terrasse et donne au tableau son sens, il faut identifier les personnages, les rôles et leur relation.
Cette scène est un monde. À droite un couple bourgeois, des gens de la bonne société, qui pourraient être des spectateurs au théâtre ; femme aux bras nus, chignon, on ne la voit que de dos ; devant elle, de profil, plastron blanc, veste noire ou smoking, habit, cheveux noirs et barbe noire, son mari. Voisins du
clown, en face de lui : celui que nous avons appelé le rapin, qui est peut-être un poète, un peu « bohème » ; et un militaire, un officier, il porte des épaulettes ; faut-il penser que ces deux-là sont en permission, à l’arrière, et que leur place est au front ? Avec les autres, ils goûtent la douceur et la paix d’un soir bleu, sous des lanternes qui seraient d’une guinguette élégante, au bord de la Seine, au bord de la Marne. Le clown à collerette, la tête nue, est comme s’il était chauve. Son visage est blanc. Il sort de scène ou va faire son entrée. À cette heure, le spectacle n’est sans doute pas fini. Lèvres rouge sang, yeux barrés de rouge, verticalement. Cigarette aux lèvres, qu’il n’a pas allumée, qu’il ne fume pas. Un accessoire, mais qui n’est pas celui du clown dans sa fonction, son rôle. Debout derrière lui, à un pas de sa chaise, une « créature » aux bras nus, une prostituée, cheveux courts en casque noir, outrageusement maquillée, fardée, vraie pute, mauvais genre, et du genre dominatrice, fouetteuse, yeux charbonneux comme un modèle de Van Dongen. C’est nous qu’elle regarde, chasse, racole, à moins qu’elle ne cherche parmi les tables de la terrasse un client pour une passe ou pour la nuit, c’est à voir. Son maquereau, l’homme à la casquette, nous le connaissons, nous savons son métier de souteneur, de barbeau, de jules, par un dessin qu’en a fait Hopper, à Paris. Il surveille, mine de rien, sa gagneuse. Il a l’air de penser à autre chose, de ne penser à rien. Il tient une cigarette non allumée entre les lèvres. Le rapin aussi a une cigarette intacte à la bouche. La cigarette est moins là pour le plaisir de la fumée que pour dire que ces hommes sont, chacun à sa manière, virils. La prostituée ne passe pas inaperçue, avec son allure de dompteuse. Le militaire est-il tenté ? On ne le voit que
de dos. Et l’homme du monde ? Il se tient de profil, comme s’il regardait le paysage que, placé comme il est, il ne peut voir.
Qu’est-ce qui réunit ces personnages ? Quelle raison ont-ils d’être ensemble sur cette terrasse ? Sans doute arrive-t-il aux bourgeois de s’encanailler rue de Lape ou sur la Butte, et les peintres ont leurs habitudes au bordel. Mais le tableau n’est pas une scène de genre, une étude de mœurs, une tranche de vie. Plutôt une vue symbolique de la société, un microcosme : bourgeoisie, armée, monde artistique, prostitution… Et s’il s’agit d’une espèce d’allégorie, sous couvert de scène observée, deux personnages y occupent la place majeure : la Prostituée, le Clown ; l’une, parce qu’elle est debout, très visible, et regardant ; l’autre, parce qu’il est volumineux, face à nous. Mais chacun joue son rôle ; ils ne jouent pas ensemble.
Si la Prostituée donne la clef du tableau, il est ici question du règne du sexe et du lien du sexe et de l’argent ; c’est-à-dire de la dégradation de l’amour en son pauvre simulacre ; et de la souillure du monde, de son enfer. Si la Prostituée est la figure maîtresse du jeu, le tableau signifie qu’en dépit des apparences, parfois très belles, très pures, le démon tire les fils des marionnettes que nous sommes : thème baudelairien. Mais si le Clown est le roi de la fête ? Le tableau devient plus riche de sens. Un clown se tient entre le rêve et la réalité. Il est le pivot de ce monde errant, figure du monde, qu’est le cirque. Et le cirque est ce théâtre étrange, parce que circulaire, où la scène est au centre, la salle autour de la scène, sous un ciel de toile, sous un ciel d’étoiles où le
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