Edward Hopper, le dissident
tableaux,
ou plutôt cet amoureux fou de peinture qui a exposé John Marin comme il a exposé Hopper. Joséphine a connu le couple Marin, à cette époque, et elle a pour eux de la sympathie. Edward n’aime pas ce peintre, un « moderne », un « moderniste ». Il ne l’aime pas du tout. Miller, dans son livre, évoque un autre peintre encore, le docteur Souchon, « peintre et chirurgien ». Il parle aussi de fresques peintes par Hiller.
J’aimerais ajouter un chapitre à ce livre : Miller, dans l’atelier de Hopper, à New York, 3 Washington Square North, emmené là par un ami commun. Ou tombant en panne à South Truro. Il frappe à la porte de la maison de Cape Cod. Je ne sais s’ils parlent de peinture. De toute façon, comme d’habitude, Hopper n’est guère loquace. Miller parle pour deux. Beaucoup de choses les séparent. L’un, solaire, enthousiaste ; l’autre, dépressif, nocturne, peu liant. Beaucoup de choses les rapprochent. Et qui résisterait au rayonnement de Miller, à son sourire, sa joie contagieuse, son rire ? Ils ont en commun la France, l’amour de la France. À un moment, ils se parlent en français et Joséphine mêle son français au leur, avec un meilleur accent. Ils ont habité Paris. Ils se souviennent de rues, de quartiers, de la Seine, d’un restaurant, d’un bistrot. Miller dit à Hopper tout ce qu’il a vécu à Sarlat, son émerveillement. Il l’écrira dans le livre qui racontera le voyage à travers l’Amérique, et nous pouvons le lire. C’est le livre qui a tellement compté pour moi, dans mon adolescence, à Bordeaux, avec les autres livres de Miller. Raymond Guérin m’avait raconté sa rencontre avec Miller, en Grèce, peu de temps avant la guerre. Sur l’un des murs de son bureau, il y avait une peinture de Miller, très bleue.
Près du grand poêle et de la presse aux longs bras noirs, dans l’atelier blanc, ils pensent à la France, occupée, malheureuse et qui résiste comme elle peut dans l’ombre des villes, dans les maquis, au Vercors, dans les Cévennes. Ils voient la croix gammée, le drapeau rouge et noir, l’emblème nazi flotter sur l’Hôtel de Ville de Paris, injure de tous les instants, humiliation. Ils ont vu des photos et des films de l’exode, les routes bombardées, mitraillées, voitures d’enfants, matelas liés sur les charrettes, voitures qui n’ont plus d’essence ou que les avions ont incendiées, pauvre foule qui va sur les routes dans ses vêtements ordinaires, des vêtements d’été, jupes courtes, manches courtes pour les femmes, qui va on ne sait où, et des soldats perdus au bord de la route, qu’un gradé, mais en vain, képi sur la tête, essaie de rassembler, de remettre debout… Bientôt les hordes vertes, vert-de-gris, casquées de neuf, sous leurs imperméables soigneusement boutonnés : les vainqueurs.
Le lendemain, la voiture est réparée. Hopper emmène Miller voir le phare. Le vent se lève. Hopper retient son chapeau. Ils ont du mal à s’entendre dans ce vent qui leur ôte la parole de la bouche. Ils s’éloignent. Je n’entends rien de ce qu’ils se disent. Et puis on les voit reparaître. Joséphine fait un signe en direction de la voiture qui démarre et Hopper revient vers son atelier.
17
« Hopper est-il moderne ? »
Plus j’ai regardé la peinture de Hopper et plus je me suis étonné de voir comme elle unit l’abstraction, la pure beauté des lignes et des surfaces, de la couleur, de leur composition, de leur jeu, par quoi la peinture est analogue à la musique ; et, d’autre part, l’« onirisme » : la dimension et la profondeur du rêve. Mais, en même temps que s’accomplit en elle cette alliance du rêve et de l’abstraction, une autre frontière s’atténue, s’abolit : entre le « réel » et le champ du sommeil ou de l’imaginaire. « Frontière » est trop dire, mal dire : ce que nous voyons peint est un bloc de quotidien et d’étrange.
La rencontre de l’onirique et de l’abstrait, du figuratif et de l’abstrait, chez Hopper, met en cause son « réalisme » ; non que le « réel » chez lui serait « défiguré », distordu, violenté, pétri de cauchemar, comme dans l’expressionnisme, ou nimbé de rêverie, dilué, vaporeux, vague, ambigu ; mais parce qu’à voir, au-delà de l’image et de la ressemblance, surgir la souveraineté de la peinture, de son essence, il nous apparaît que l’art de Hopper ne fut pas moins
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