Edward Hopper, le dissident
regard entoure ce qu’il voit comme deux mains saisissent un objet, un corps ; où le public serait une mer, une houle entourant une plage,
une île de sable. Lieu qui semble tout exprès construit et conçu pour les enfants, pour l’enfance, l’éternelle enfance ; lieu d’acrobatie et de manège, de magie, de trapèze volant où les athlètes sont des anges vulnérables, mortels ; lieu qui sent le fauve et le cheval, le chien savant, la chèvre sur un tabouret ; lieu dont les coulisses sont une ménagerie ; lieu qui sur les routes, quand le cercle magique n’est à peine plus qu’une trace, une place marquée et comme crucifiée des trous de quelques pieux pour les cordages, est une arche de Noé roulant sur les déluges.
Le Clown est l’Homme, son image, dans ce théâtre de fanfares, de cuivres, de tambours, de trompettes, de cymbales, de timbales. Mais il est double, comme l’homme est double. Il y a l’Auguste, le Paillasse, préposé au coup de pied au cul, mais drôle, et malin, et sublime, jamais vaincu, narguant tout le malheur du monde par son harmonica, son accordéon d’enfant, son bandonéon, sa guitare minuscule, son violon grand comme la paume de la main, son mirliton, ses blagues, sa tignasse rousse, ses chaussures trop longues, son pantalon à carreaux qui tombe, ses poches dont peut sortir n’importe quoi d’autre qu’un mouchoir, son accent d’émigré venu d’un pays de nulle part sinon d’imagerie, Charlot, Charlie Chaplin ; et l’autre, tout propre, tout blanc, le Clown blanc, face de lune, chapeau pointu turlututu, mais sot, au fond, qui n’est le maître des choses et de son compère qu’en apparence : patron berné.
C’est le clown blanc qui est assis parmi les autres, sur la terrasse, comme s’il était l’un d’eux. Il est ainsi qu’une figure de carnaval, un masque dans un jour ordinaire, mais n’étonne pas. Sa cigarette semble signifier qu’il n’est après tout qu’un personnage comme
ceux qui sont près de lui, et que son habit insolite est le vêtement de sa profession. Son costume blanc et son visage couleur de lune et de farine pourraient faire de lui une image de l’enfance. Il serait l’innocence parmi le stupre et le rêve parmi ces gens sérieux. Il serait un frère jumeau du peintre, le rapin au béret : deux artistes. Lui-même, énorme dans son habit blanc, a quelque chose d’un nourrisson, d’un enfant en bas âge et même d’un biberon.
Mais l’espèce de balafre rouge sang qui verticalement barre ses yeux interdit qu’on le voie ainsi. Son visage est un masque de mort. Il est l’image de la mort. Il est la Mort. Clown funèbre, tragique. En quoi il est le frère du Sexe que représente, ignoblement, la Prostituée.
Le soir tombe. Le rideau tombe. Les lanternes hilares vont s’éteindre, dont le vent léger se joue. Bientôt le bleu délicat du ciel se fera cendre et suie, nuit froide comme le tombeau, sans étoiles, ténèbres. Les Égyptiens, naïfs, crédules, enfantins, décoraient les parois des tombeaux et y faisaient jouer les images familières de la vie. Croyaient-ils que dans le noir de bitume de la nuit, la poix, ces images s’éclairaient pour distraire les morts ? Et les conduire vers un nouveau rivage ? La peinture est une autre vie. Une seconde vie.
Le peintre, sur la terrasse, aura demandé au clown, avant que tous s’en aillent, de poser pour lui, demain. Peut-être découvrira-t-il, comme Seurat, le Cirque.
16
Quelques portraits
Il est facile d’imiter Hopper, du moins au cinéma, et en photographie. Bien des films ont cité, « littéralement », telle toile célèbre de Hopper pour y placer l’action d’une séquence ; parfois le cinéaste s’est inspiré de si près de l’univers du peintre qu’on suppose une citation. Quand on feuillette un livre où ces « Hopper » sont reproduits, on peut, un instant, croire découvrir une œuvre qu’on ignorait. Osmose, vases communicants : Hopper emprunte au cinéma ses cadrages, une atmosphère, et le cinéma reprend à Hopper et met en scène ce que le peintre a reçu de lui. Mais la ressemblance est de surface. Ce qui fait la différence entre la peinture et le cinéma n’est pas seulement l’immobilité et le mouvement, l’instant et la durée, le silence et le dialogue, fût-ce le dialogue muet de regards sur l’écran, c’est la peinture .
Mais sait-on dire ce qu’est la peinture ? La différence entre le cinéma et la peinture
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