Edward Hopper, le dissident
aspiration à la musique, à la peinture comme musique, que désir de représenter le « réel », par quoi Hopper serait un peintre « témoin de son temps ».
Alors l’accent se déplace. Il se produit dans notre regard un basculement : nous étions captivés par la représentation d’une réalité banale et insolite, fascinés par la fusion de l’énigmatique et de l’ordinaire ; nous sommes saisis par un jeu pictural, une abstraction qui devient pour nous le sujet majeur de cette peinture et place l’œuvre dans un champ auquel il semblait qu’elle se voulût étrangère. Quand nous entendrons dire de Hopper qu’il est un « réaliste », nous hausserons les épaules.
Je parlais d’alliance entre le rêve et l’ordre pictural, entre l’expression du monde intérieur et l’ordre visible du tableau – la peinture. Sans doute convient-il aussi de parler d’un conflit, permanent chez Hopper, entre la figuration et la signification du monde qui nous environne, d’une part, et l’exigence « infigurative » de la peinture – cette musique –, en même temps que d’un conflit entre l’évidence des choses visibles et l’absurde, ou le mystère de ce qui est là – l’existence. J’imagine que ce double conflit n’eut pas lieu seulement au cours du travail, du germe à l’achèvement, mais dans l’esprit du peintre ; partagé, qu’il en eût conscience ou non, entre la peinture de jadis et son chant nouveau, « moderne » : autre conflit.
Et peut-être faut-il encore supposer chez Hopper un double mouvement de l’esprit ou de l’âme : l’attachement à ce monde, à l’existence, et leur refus. « Il se peut que je ne sois pas très humain, disait-il, mais rien n’a compté davantage pour moi que de peindre la lumière du soleil sur un mur vide. » Le refus du monde aurait pour issue – compensation, contrepoids – le jeu abstrait et sous-jacent des surfaces colorées en contrepoint des scènes. L’espace, l’architecture, lieu d’ombre et de lumière, leur jeu naturel, en
arrière-plan, le décor, en somme, ayant plus d’intérêt que l’action humaine, toujours tenue pour dérisoire, éphémère, qui s’y noue et s’y dénoue. L’espace du tableau, sa surface, sa matérialité spirituelle ayant plus d’importance que la portion du monde, l’espace « réel » dont il porte la représentation : prétexte nécessaire, voile de l’essentiel. Et la peinture, cette solitude, cette ascèse, l’exercice de la peinture devenant le salut d’un esprit, d’une vie, la raison de vivre, l’absurde raison de vivre.
« L’accent se déplace » : une contradiction s’efface devant une autre ; ou plutôt, dans cette œuvre, se joue une double contradiction, à trois termes : le rêvé, le réel, le musical. Toute peinture, lorsqu’elle nous est une œuvre, porte en elle son contraire, peut-être. Toute œuvre est lutte avec l’ange (la Lutte, l’étreinte, peinte à Saint-Sulpice : son sujet est moins, au mur d’une église, la mise en scène d’un récit de la Genèse que la figuration et la transfiguration, la sublimation d’un conflit intérieur au peintre, à l’artiste, à Delacroix). Tout chef-d’œuvre est le fruit d’une contradiction assumée, résolue. Tout peintre est lié à son double, son jumeau, son adversaire ; autre lui-même. La perfection de l’œuvre voile et nous fait oublier, ignorer le chaos, le combat dont elle est issue et qu’elle change en quelque chose qui nous apparaît inaltérable, nécessaire, définitif.
Tout « réalisme » dément le réalisme et met en cause le réel de ce que nous appelons réalité. Est-ce parce que l’image, le double peut, comme le miroir, nous conduire à nous interroger sur l’illusion, accidentelle, essentielle ? Plus mystérieusement : cette mise en cause advient lorsqu’une espèce de grâce
imprègne la chose peinte et en émane ; arc-en-ciel invisible qui la nimberait. « Nimberait » ? Un mot nous manque pour dire ce que serait un nimbe intérieur, consubstantiel à ce qui est là. Il n’est pas nécessaire que le peintre soit conscient de cette grâce, de ce tremblement immobile de l’air autour de ce qu’il représente ; ni même qu’il la désire ; et peut-être cette grâce veut-elle que le peintre l’ignore, ignore sa venue, sa présence.
Je dis : grâce ; nous pourrions dire : beauté.
Il arrive que non seulement le peintre, le poète, ignore
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