Edward Hopper, le dissident
Le dernier montant de l’escalier se dresse, presque menaçant, brandi, comme à Venise, au bord d’un quai, le pieu, ou le poteau, le piquet, où s’amarre une gondole funèbre.
L’escalier, la hantise de l’escalier, tout ce qu’il peut traduire, trahir de l’inconscient de Hopper. On craint de projeter ses propres fantasmes dans les images que l’on regarde et commente. Pourtant, je n’ai pas rêvé à l’écart du peintre, mais avec lui. En 1949, Hopper traverse un moment difficile : il souffre, il est très fatigué, sa santé le préoccupe. Il essaie de dessiner des paysages. Gail Levin cite le journal de Joséphine, sa femme : « It was April 4 when she watching him begin painting a little picture on a wood panel – a staircase going door & hall suspended. Said memory of a repeated dream of levitation, sailing downstairs & and out thru door. » Une peinture, « petite », « sur un panneau de bois ». Un escalier, le rêve d’un escalier.
6
Phares, maisons, chemins de fer…
Quand il peint un phare, la colonne blanche d’un phare, Hopper songe-t-il à l’hélice, à la vrille qui s’élève du seuil et du rocher jusqu’au feu tournant de la lanterne, ses éclipses, ses éclairs, illuminant la mer au rythme d’une rame, comme un cœur bat, comme des yeux qui se ferment et s’ouvrent ? Sculpture, effigie sans visage. Temple qui n’est qu’une colonne. Soleil et lune de la mer. Archange à l’épée tournoyante, mais secourable, guide des égarés, ancre. Un Phare, et c’est une déesse en même temps qu’une tour, venu de France se dresse sur le seuil de l’Amérique, changeant l’exil et l’exode en patrie, universelle.
Hopper voit-il, au travers de la paroi, les spires de ce coquillage dont le gardien monte et descend, presque seul à le faire, le chemin vertigineux, l’échelle qui exige muscles et souffle ? Alpiniste de cette aiguille creuse , Robinson de cet îlot, de ce récif, sentinelle en sa guérite géante, minérale, vigie gratifiée d’un cercle d’horizon plus lointain et plus généreux qu’à tous les autres, terriens ou marins ; montant comme un mineur descend et puis remonte ; regard au centre du monde. A-t-il rêvé d’être gardien de phare, et maître solitaire de cette solitude, reclus, anachorète, stylite, de cette île verticale ? Il n’est pas un peintre de
marines. Mais la peinture, temple du regard, est une sorte de phare. Toute son œuvre, son chemin de peintre, pourrait se concevoir comme l’accès gagné à ce lieu de la haute lumière.
La voie ferrée est un escalier horizontal. Ses rails sont la rampe ; ses traverses, les marches. L’homme édifiait des babels ; il creuse les montagnes, les transperce; la Babel moderne est un cercle de fer, un jeu de cercles, un entremêlement de latitudes et de longitudes, qui enserre la terre. New York, certes, ses gratte-ciel, est Babel ; mais l’Amérique n’est pas moins fille du chemin de fer que des vaisseaux, des voiles, et du vent. En 1921, Hopper grave une eau-forte, fascinante: American Landscape (« Paysage américain »). Ce qu’on y voit est tout simple. Tracée et tirée comme à la règle, à l’équerre, une voie de chemin de fer, parfaitement horizontale, au tiers inférieur de la gravure, s’étend d’un bord à l’autre de la feuille, du paysage. Elle est posée sur un remblai, et seuls les rails en sont visibles. De l’autre côté de la voie, une maison, quelques maisons, dont le haut se découpe sur le ciel. Ont-elles précédé la construction du chemin de fer ? Il aurait fallu la prévoyance d’une Providence pour qu’elles échappent, de peu, à la démolition ; afin de laisser place au trafic. Quelqu’un, dans cette solitude, s’est-il bâti une villa, un cottage, pour se distraire au passage des trains, ce métronome, cette horloge, et, grâce au gros animal de fer et de vapeur, à son cri qui grandit et s’effiloche, comme sa fumée, se trouver moins seul ? C’est aussi peu vraisemblable. Il ne s’agit pas non plus d’une gare, d’une maison de garde-barrière; nul passage à niveau, aucun signal, pas une route qui croiserait la voie, pas un quai ni une aubette pour des voyageurs. Il faut croire que le millionnaire
qui s’est construit cette demeure est un amateur de chemins de fer, comme on est amateur de parc ou d’étang, d’une rivière poissonneuse ; et pour qui les trains réels, la beauté noire de leur métal, le soleil
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