Edward Hopper, le dissident
rires ? Il lui a plu, dans le métro aérien, tandis que dans une courbe grince la rame, d’apercevoir, entre des rideaux, par la fenêtre, presque nue, parfois toute nue, dans sa chambre, seule, une jeune fille, une femme ; comme si elle vivait dans un autre monde. Un songe réel 1 .
Je vois dans cette gravure, celle des trois vaches, quelque chose comme une méditation du temps et de la mort. Certes, l’abattoir, la boucherie, le steak, cela, pour ce troupeau, ces bêtes, n’est pas pour demain. Mais elles ont beau, à cette heure-ci, gagner la prairie profonde et même la forêt, c’est ainsi qu’elles finiront, chair, chair vivante, devenue chose, produit. Le train roule quelque part, déjà, ou se construit, qui les emportera, où on les entassera, à coups de trique, de nerfs de bœuf, en large, en long, train de marchandises,
wagons à bestiaux, et d’où elles se déverseront dans les couloirs de l’usine à viande. Elles grimperont dans ces wagons, maladroitement, par le plan incliné, comme elles escaladent le remblai et les rails, sous nos yeux ; et, dans le noir, immobiles, tremblantes ; comme, en temps de guerre, casqués, et le fusil tenu droit entre les genoux, musette à l’épaule, bidon au ceinturon, étourdis de gnôle, de pinard, chantant et gueulant des refrains gaillards et songeant à la bien-aimée, il arrive que les soldats montent au front, et demain ils chercheront abri, survie, d’un cratère d’obus au plus proche, car on dit que jamais un obus ne tombe au même endroit. C’est pourquoi on court se coucher sur les morts et les blessés qui gisent dans la boue d’un trou qu’on tient pour salutaire, providentiel.
La gravure s’intitule American Landscape (« Paysage américain »). N’est-ce pas l’Amérique, et son histoire, le temps de l’Amérique qui en serait le vrai sujet ? Des vaches, ici, et non plus des bisons, la bête originelle des Indiens et des prairies. La vache et les troupeaux des cow-boys, non plus même l’époque des pionniers, du Far-West ; le temps des conserveries, de Chicago, bientôt du hamburger et du fast-food. Walt Whitman et ses Leaves of Grass , ses « Feuilles d’herbe », Hopper y songeait-il, dessinant ce troupeau foulant une herbe maigre, avare ? Le Nouveau Monde, déjà, se fait vieux. Mais il n’a pas la grâce du vieux continent, le charme de Paris et de l’Ile-de-France. « L’Amérique, dit James Ellroy, n’a jamais été innocente. »
Il se pourrait que gravant et concevant cette eau-forte, ce sujet bucolique, mélancoliquement bucolique, dans une lumière de soir qui tombe, Hopper ait pensé à ses origines hollandaises, aux Pays-Bas qu’il a
visités, à Rembrandt, le maître des maîtres. Il se pourrait que ce « Paysage américain » soit une sorte d’hommage de Hopper à Rembrandt et aux artistes du Nord, à ses aïeux qui traversèrent l’Atlantique pour fonder la Nouvelle-Amsterdam, New York, prenant racine dans le paysage américain ; à vrai dire : le fondant. Et pourquoi, fût-ce par les souterrains de l’inconscient, ne pas relier ce troupeau et le Bœuf écorché ?
Voilà ce que peut signifier la gravure, ce que j’y entends. Mais ne suffit-il pas de rêver cette image ? Ne suffit-il pas de la recevoir, peut-être de la déchiffrer, de l’interpréter, comme un rêve, les images d’un rêve ? C’est ici qu’apparaît le plus clairement la différence entre Caillebotte et Hopper, entre ces deux « réalismes ». Il n’y a dans une toile de Caillebotte que ce qui s’y voit. Ce sont des choses peintes, et, sans doute, convient-il de voir la peinture elle-même, de ne pas oublier la peinture ; mais ce sont des choses vues ; le sujet importe.
Ce que montre Caillebotte est sans arrière-pensées; il est possible de songer, devant ses tableaux, au temps qui est le leur, à Haussmann, au Paris haussmannien, aux chantiers, aux boulevards, à la mode, à l’industrie, au capital et au prolétariat, aux Expositions universelles, à la lutte des classes, à l’Opéra et à Sedan… Ce sont des pensées claires, des évidences. Si dans une chambre, un salon, la femme regarde au-dehors, regarde distraitement la rue et le mouvement des voitures et des passants, cependant que l’homme, son mari, dans un fauteuil, lit le journal, son journal, l’état qui est le leur l’un par rapport à l’autre, leur ennui, chez Caillebotte, parle de lui-même. Presque rien pour l’oreille
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