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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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d’acier de leurs roues et les articulations des bielles, leur hennissement, sont une espèce de jouet géant. Il faut imaginer que cet habitant de nulle part est un rêveur de trains, un voyageur sédentaire. Sa maison au bord de la voie, comme la maison de l’éclusier au bord d’un canal qui va tout droit jusqu’à l’horizon, a l’évidence étrange de certains lieux dont seul le rêve nous donne la clef.
    Mais il y a, dans cette solitude, quelques vaches, trois vaches, l’une suivant l’autre. La première, au centre de l’image, vient de gravir lourdement, péniblement, le haut talus, et va quitter la voie, une patte encore sur un rail, comme si elle était désormais libre, promise à la vaste prairie, son domaine, sa patrie. Deux autres la suivent, et, de la dernière, on ne voit guère que la tête, à cause du bord de la gravure. C’est un troupeau, sans doute, qui s’achemine. Venu d’où, allant vers où ? Et sans être conduites, gardées ? Ces bêtes, baissant la tête, cornes baissées, lentes, ont l’air exténuées. On parlerait plus d’émigration que de transhumance. Elles vont, comme des nuages, mais terriennes, lourdes. L’arrivée et le signal d’aucun train à l’horizon ne les menace, ne les presse. Elles traversent le paysage comme un fleuve. On dirait qu’elles traversent le temps, un temps tout différent de celui, ponctuel, inflexible, mécanique, des horaires. Un temps d’avant le temps des hommes, ou qui lui succéderait, le monde étant devenu désert de toute présence humaine, la maison du bord des rails n’étant plus qu’une coquille désormais vide, une coque sans
regards, un bateau abandonné sur la côte inhabitée, une épave encore coquette, élégante, sans que personne en goûte l’élégance. En l’absence de l’homme, le monde n’est plus que nature. Il n’est plus même « nature », ni « monde » : cela ne fut que par le regard et l’esprit de l’homme. Les yeux du dernier homme, quand ils s’éteindront, sans que nul n’en abaisse les paupières, aucune main pour cela, seront la fin du monde. Mais tout homme qui meurt met fin au monde, ce monde, dans le monde, qui fut le sien, et qu’il croyait le monde même.
    À quelle heure de la journée a lieu ce passage ? Les ombres ne l’indiquent pas. La gravure résume tout au noir et au blanc. Est-ce la présence insistante du trait, la trame des griffures ? il semble que le vent coure sur tout le paysage et que son souffle fait que les bêtes, marchant face à lui, baissent la tête, plus lasses d’affronter le vent que d’avoir longtemps marché à travers l’herbe. Elles remontent le vent, le lit du vent, comme elles remonteraient un fleuve.
    On veut trouver à cette image énigmatique des explications, des raisons. Un commentateur rappelle que le chemin de fer avait depuis longtemps changé l’élevage en industrie alimentaire : presque toutes les voies ferrées convergeaient vers Chicago, vers la chaîne, quasi ferroviaire, des abattoirs, convois de futur corned-beef , ventre de l’Amérique : des centaines de milliers de vaches ; carnage et travail d’usine. Et l’invention du wagon frigorifique permettra le transport de la viande fraîche à travers le continent. Un autre commentateur rattache cette traversée des rails par des vaches au thème que beaucoup trouvent essentiel à l’œuvre de Hopper : l’opposition de la nature et de la civilisation, de la ville et de la
campagne, de la petite ville et de la grande ville ; thème que je ne trouve pas, chez Hopper, d’une telle importance.
    Pourtant, je n’oublie pas cette eau-forte, en 1921, Train and Bathers , qui montre, dans le coin gauche inférieur, deux baigneuses nues, un peu cézaniennes, dont l’une s’essuie le corps, sans le voiler, l’autre tord ses cheveux, nous cachant son visage, et dans la partie supérieure une locomotive, un peu penchée dans un virage, les wagons qu’elle tire ; penchée vers les baigneuses, avec ses gros yeux, comme quelqu’un tournant la tête pour voir, qui va disparaître, cette apparition d’ondines, ces naïades, ces jeunes filles qui se croyaient à l’abri de tout regard, au creux de la rivière, ce déjeuner sur l’herbe . Train voyeur ! Serpent curieux de ces Ève sous les feuilles. Est-il arrivé à Hopper, par la vitre d’un train, de découvrir, au bord d’un ruisseau, dans le lit d’une rivière, des jeunes filles s’éclaboussant, dont il imagina les

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