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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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engourdies, l’esprit un peu étourdi d’avoir été si longuement ailleurs ; nous réveillant d’avoir été rêvant les yeux ouverts. Mais cet escalier, étroit, parce que le profit du propriétaire provient de la salle et de sa jauge, et qu’il n’est pas nécessaire qu’un couple s’y engage côte à côte, est plutôt un escalier qu’on descend ; comme on descend en soi-même, lorsqu’on s’endort ; comme on descend, dans les contes, au fond des galeries et des cavernes, vers leurs trésors.
    La jeune femme aurait les bras croisés, comme quelqu’un, désœuvré, qui attend, si elle n’avait porté à sa joue sa main droite, pensive, songeuse, peut-être mélancolique, étrangère au film, et son coude est posé au creux de la main gauche qui tient aussi, presque invisible, la lampe électrique, ce phare, cette baguette magique. Sa rêverie, ou son chagrin, sa solitude, un amour absent, rêvé, lui suffisent. Le vêtement qui l’habille n’est pas son vêtement ordinaire : elle est vêtue en hôtesse de ce palais illusoire, en prêtresse de ce temple ; barmaid, entraîneuse, elle serait vêtue en entraîneuse, en barmaid. Et, secrétaire, en secrétaire. Si, adossée contre le mur, elle souffre d’un chagrin d’amour, son chagrin est-il plus vrai, est-il plus réel que les désirs et les plaisirs que ceux que le projecteur fait se mouvoir et s’évanouir sur la toile de l’écran qui reste vide quand la bobine est à sa fin, et que la lumière de la salle se rallume ? La neige de l’écran tient alors lieu de mur. Le pur néant de la toile se chargera d’un jour à
l’autre de toutes les images qu’on voudra. Une peinture immatérielle comme une ombre, un souffle habite ce drap tendu, ce rouleau déroulé, tendu. Qu’est-ce, pour cette jeune vestale des ombres, que cette vie, la sienne ? Comment se concilient en elle son existence à la surface, et ces heures, en ce sous-sol, cette grotte, ce lieu d’illusion dont elle est le pilier ? Elle se tient entre deux mondes, comme chacun de nous, selon qu’il dort ou qu’il va et vient, gagne sa vie. Dans la rue, dans l’autobus, le métro, vêtue ordinairement, coiffée d’un chapeau, d’un béret, aucun spectateur ne la reconnaîtrait. Aurait-elle préféré le travail de caissière, au guichet, ramassant la monnaie, pièces, billets, rendant la monnaie, distributrice, donnant son ticket à chacun de ceux qui font la queue dans le hall, parfois dans la rue, quand le film est un succès ? Elle aime se sentir mince et belle dans cette robe d’initiatrice. Elle s’adosse au mur, elle y a sa place, habituelle, elle s’y repose. Elle aime la blondeur de ses cheveux dans l’ombre. Elle pourrait devenir le personnage d’un roman, d’une nouvelle. On lui inventerait une enfance dans une ferme de l’Ouest. Ou bien est-elle née à Brooklyn ; dans le Bronx ? Ce soir, tenant la torche dans sa main fermée, elle n’éclaire pas les spectateurs, elle est éclairée, elle est lumière, par son casque d’or. Si un jour ce cinéma est détruit pour laisser place à une boutique de mode, un restaurant, on pourra voir grâce à la lumière du jour un endroit plus pâle sur le mur, l’endroit où la jeune femme s’adossait, songeuse, solitaire. Et puis cette trace disparaîtra, avec le mur, comme se sont effacées les mille et une images de l’écran, et comme tout s’efface, avec le temps.
    Il y a cet escalier d’une maison américaine, vu du haut d’un palier ( Stairway , 1949). Étrange, parce qu’il
mène à une porte ouverte sur le dehors, un jardin, et que ce jardin est sombre, obscur, noir ; un jardin, ou un pan de forêt, toute proche de la maison, comme une bête sauvage, immobile, ou qui rôderait ; une vie fauve, archaïque, campée tout près de la maison fragile, et comme prête à avancer, pour l’envahir, la ruiner. Il fait nuit et l’escalier donne et s’ouvre sur cette nuit ; pourtant, comme dans une toile de Magritte, L’Empire des lumières , au-dessus de la masse végétale, ténébreuse, le ciel, un pan de ciel, est clair ; point du jour, naissance de l’aube, que les cimes des arbres s’attachent à retarder. Pour quel visiteur, qui serait presque un fantôme, un revenant, cette porte ouverte, dans une embrasure plus large qu’elle, plus large que nécessaire ? La maison est-elle abandonnée, déserte, et celui qui l’habite l’a-t-il laissée béante, comme s’il devait ne plus y retourner ?

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