Edward Hopper, le dissident
misérabilisme, pour les lieux ingrats, la banalité d’une pièce, d’un décor…
Paradoxe de cette peinture d’un escalier : ce n’est pas le vide, le creux, le mouvement nécessaire pour gravir et descendre qui sont, sinon « regardés » et considérés, suggérés, mais les surfaces et le compartimentage des murs et des panneaux. Dans le coin gauche, en haut, un carré, presque parfait ; et qui pourrait être la clef de la partition. Ainsi, la toile, qui a la forme d’une fenêtre, tend-elle à se confondre avec le sujet qu’elle accueille : peindre, qu’on soit peintre en bâtiment ou artiste peintre, le métier de peintre consiste à agencer entre elles, judicieusement, délectablement, des surfaces ; et des couleurs. 1906 : il s’en serait fallu de peu que le jeune peintre de cette Cage d’escalier entendît la leçon de Maurice Denis et ne s’engage dans les voies du cubisme et de l’abstraction. « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque
anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Essentiellement . Mais l’enseignement de Maurice Denis, la prépondérance donnée à la « peinture pure », musicale, Hopper, au fur et à mesure qu’il devenait Hopper, ne l’a-t-il pas entendu, ou retrouvé ? Le conciliant avec l’importance qu’il donnait à la représentation du monde, dans le sentiment qu’il en éprouvait ; comme il conciliait le réalisme avec l’étrangeté.
Peu de temps avant ou après cette Cage d’escalier , la même année, sur un bois de format identique, il peint la Cour intérieure du 48 rue de Lille . Espace clos, espace ouvert ; espace intime et commun, espace privé. On imagine la lourde porte séparant l’immeuble de la rue, son bruit quand elle se rabat, atténuant les bruits de la rue, faisant de l’immeuble un lieu soustrait à la ville, un refuge, presque un sanctuaire. On imagine que Hopper, lorsqu’il traverse la cour, et qu’il en foule et regarde les pavés, massifs, ronds, peut-être un peu moussus, verdis, songe parfois au Paris de l’autre siècle, à la pension Vauquer, au père Goriot, à Rastignac. Le jeune Edward rentre chez lui, dans sa chambre, sa mansarde, tout imprégné de la lumière et des lumières de Paris, enchanté des gris de la Seine et de ses berges, il a vingt-quatre ans, il monte d’un bon pas, même quatre à quatre, sportif, chargé ou non du chevalet, de la boîte de peinture, l’escalier jusqu’aux dernières marches. Il est chez lui.
À droite, lorsqu’on tourne le dos à la rue, au bruit estompé de la rue, au roulement des fiacres, des voitures de livraison, sur quoi la lourde porte bleue vient de se refermer, il y a une haute fenêtre, celle peut-être de la loge du gardien ou de la gardienne ; ou de la
famille qui gère la pension. Hopper, en peignant cette cour, ce pavage, a montré les hauts rideaux blancs, entrouverts, et qui se tiennent, blancs, derrière la vitre obscure, noire, comme se tiendrait, sous l’ogive de ses ailes, un ange ; ou comme veillent, sur un berceau, sur un sommeil d’enfant, des voiles… Je parlais d’une « porte bleue » : je l’invente, mais le bleu invisible de cette porte se devine dans le bleu du sol et des murs de la cour ; comme l’ombre, colorée, d’un corps invisible, l’écho de sa présence. L’ange de la fenêtre, la blancheur de ses rideaux, accueillait chacun des retours du jeune peintre comme il encourageait chacun de ses départs. Peut-être lui arrive-t-il, un instant, de revoir les voiles blanches de Nyack, les barques de son enfance 1 .
La porte cochère, implicite, sous-entendue. La courette. L’escalier, ce puits, cette échelle, cette espèce de placard vide, et gardant quelque chose des mille montées, mille descentes, alertes, vives, essoufflées, qu’il a portées, au passage d’hôtes de passage, de locataires, dont il a grincé, avec le temps. Mais le couloir qui mène à sa chambre ? Et sa chambre elle-même… Porte close. Silence. Intimité. Pudeur. Secret. Il n’a pas représenté sa chambre parisienne comme Van Gogh le fit de la sienne, à Arles, avec sur le lit l’édredon rouge comme un cœur ; ou Egon Schiele, qui se souvenait de Van Gogh. Je ne saurais dire s’il a jamais représenté son atelier. Il a représenté sa chambre de Nyack. Chambre un peu étouffante, lourde, une partie du lit
Weitere Kostenlose Bücher