Edward Hopper, le dissident
visible, et au mur, face au lit, un autoportrait : c’est lui, assurément, bien qu’on puisse croire d’abord à un portrait de Baudelaire, ou de Poe ; mais la pose du modèle et les blancheurs de la chemise sont les mêmes que celles d’un portrait où Hopper s’est donné un air
romantique, comme il sied à un artiste ; un peu brutal, cependant, quelque chose d’un boxeur. Quand il était l’élève de Henri, il s’est représenté une demi-douzaine de fois. Rarement par la suite. Une seule fois, mis à part un dessin, une gravure ; entre 1925 et 1930 (chapeau brun, veste, chemise bleue, devant un mur, plutôt vert, peut-être d’un couloir ; visage peu amène). On voit, dans les portraits de jeunesse, qu’il veut se représenter en peintre par la peinture même : la pâte, la matière, la tonalité. Certaines toiles, plutôt que « Portrait de l’artiste par lui-même », pourraient s’intituler « Étude de blanc et de gris ».
Pas de représentation de la chambre qu’il habite rue de Lille ; sinon, par la fenêtre, une vue sur les toits. Mais cette année-là, en 1906, sur un panneau de bois de mêmes dimensions que « la cour » et « la cage d’escalier », il peint un autre escalier, large, monumental; l’un de ceux qui montent des quais de la Seine à la rue qui les surplombe : Steps in Paris . Il en indique à peine les marches et leurs volumes, leur dessin ; ce qui importe, c’est la montée, l’ascension vers le ciel gris, mais lumineux, travaillé et comme pétri de pâte : signe du peintre. Une masse presque noire, le coin d’un édifice, d’un palais, occupe en partie le haut de la toile, à gauche : ce pourrait être la corniche d’un pavillon du Louvre. Comment ne pas entendre l’aveu modeste d’une ambition, le dessein et le désir d’une conquête, l’aspiration à rejoindre les maîtres ? Il n’a pas représenté sa chambre, rue de Lille : un chevalet, une palette, près de la fenêtre, tout près du lit et d’un placard ; le chapeau de paille, le canotier, accroché sur la porte blanche, grise, au portemanteau, avec le pardessus. Le triptyque imaginaire existe pour nous : la cour, l’escalier, la chambre-atelier. Peinture
autobiographique comme un journal intime. Hopper descend l’escalier de l’immeuble, traverse la cour, gagne la Seine, un quai, choisit un angle de vue. Il est à Paris. Il vit ce rêve d’être à Paris. Il est tout entier au bonheur de peindre. De voir et de peindre. Il se voit, peintre sur les berges, dans le tableau qu’un autre aurait peint et dans lequel il eût figuré, comme, sur sa toile, dans la lumière de cette heure, ces passants sur le pont au pied duquel il peint. Peut-être entendait-il un poème des Poèmes saturniens de Verlaine : « Roule, roule tes flots indolents, morne Seine. »
Dix ans plus tôt, il aurait pu croiser Verlaine, ivre sans doute d’absinthe ou de bière, de vin, battant le pavé de sa canne, boitant, moqué par des gamins, tel que l’ont vu ou décrit Claudel et Valéry, auprès du Panthéon, rue Mouffetard, où il mourut, misérable : une plaque sur la façade d’un restaurant, jadis hôtel, l’indique, inaperçue : on ne prête attention qu’à la terrasse. Aurait-il reconnu Verlaine dans ce « Socrate chauve », grommelant, peut-être un juron, peut-être un vers sublime, jamais écrit, le soupir et le chant d’une âme, et que seuls les anges, comme ceux d’Annabel Lee, recueillirent ? Aurait-il osé l’aborder et, dans son français d’outre-Atlantique, si maladroit, lui dire qu’il savait par cœur beaucoup de ses poèmes, pure musique française ?
Je me souviens d’autres escaliers dans la peinture à venir de Hopper. Il y a cet escalier comme en coulisses d’une salle de cinéma, au bas duquel se tient une ouvreuse jolie et blonde comme une star, escarpins noirs à brides et lanières, hauts talons, robe bleue près du corps et comme fendue d’un pli rouge, des pantalons, plutôt, tandis qu’on aperçoit une partie de l’écran, et sur l’écran un paysage, un fragment de
paysage, noir et blanc ; à moins qu’il ne s’agisse de personnages, d’une scène ; tout cela dans l’écrin d’ombre et d’or de la salle. Tout à l’heure, après le baiser final, l’étreinte, et le faire-part final : The End , on remontera l’escalier vers la réalité de la rue, brumeuse, ensoleillée, nocturne, peu importe ; on le remontera, les jambes un peu
Weitere Kostenlose Bücher