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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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intérieure, psychologique ; tout est
pour le regard. Il en va autrement pour Manet, pour Un bar aux Folies-Bergère , même pour Olympia , Le Balcon , Le Déjeuner sur l’herbe  : un récit est sous-jacent, une anecdote, une histoire. De même, la Balançoire de Renoir : cette femme, cette jeune femme, et ces deux hommes ; on devine des désirs, des jalousies, des regrets, des tentations. On regarde cette peinture, pourtant une pure merveille de couleurs, un chatoiement, un bouquet, comme on lirait une nouvelle de Maupassant. On imagine un drame, qui ne s’est pas encore déclaré, une tragédie. Et cette balançoire, enfantine, légère, ce jeu, peut vouloir dire que le cœur de la jeune fille hésite, entre l’un, l’autre. Rien de tel chez Caillebotte. Tout au contraire de la peinture de Hopper : dont le réel, le « réalisme », est celui des rêves plus que celui de la photographie. Une interprétation, indéfinie, de ce qui se propose à notre regard, toujours inachevée, intermédiaire entre le son qui s’éteint et le silence qui lui succède, y est offerte, nécessaire.
    Hopper peint en 1925 House by the Railroad (« Maison au bord de la voie ferrée »). Aucune vache, aucun troupeau ne traverse la voie. Nous sommes plus près des rails. La maison est beaucoup plus grande, plus visible que celle de la gravure. C’est une villa victorienne, palladienne, ancienne, désuète. Elle est américaine mais fait penser à la vieille Europe ; graine, plante, qui se serait acclimatée et qui aurait grandi sur un territoire où les Indiens, jadis, dressaient le cercle de leurs tentes et faisaient cercle autour du feu, axe du monde, pilier spirituel. C’est une maison en pierre aux ouvertures ornées de moulures, aux fenêtres géminées ; grise ; pourtant, comme une crête, un peu incongrue dans cette grisaille, trois cheminées de
brique rougeâtre surmontent la toiture. Aucun jardin, aucune clôture, aucune grille près de l’habitation : toute proche, à deux pas de la porte, la voie ferrée en tient lieu. Personne à la fenêtre ou sur le seuil ; on croirait une maison vide, morte ; pas un train ne siffle ni n’apparaît à l’horizon, au-delà de l’horizon.
    La maison est regardée en contre-plongée et on n’en voit pas l’assise, le contact avec le sol : la voie, parce que nous sommes placés en contrebas, occupe et nous cache le lieu de cette jonction, la base de l’édifice. La racine de la demeure.
    Ce ne sont pas les circonstances et les aléas de la construction de la maison et du chemin de fer qui expliquent leur proximité, leur coexistence. Il ne s’agit pas ici de paysage et de territoire, mais d’histoire. Ce lieu figure le temps. Ce que la gravure nous suggérait: passé et présent comme des couches géologiques et des objets fossiles ou qui le seront, s’il est un avenir ; mais cette juxtaposition d’un âge et d’un autre, d’une façon nouvelle de traverser la terre et d’une maison qui par son style est plus ancienne que sa construction, ce voisinage est absurde ; ou plutôt, il est tel que dans les rêves, où les strates de notre vie, parfois très éloignées les unes des autres dans le temps, se condensent en une seule figure.
    Gail Levin, en cette maison au bord des rails, dans son architecture ancienne, voit chez Hopper un souvenir, une nostalgie de l’âge victorien qui fut celui de son enfance, et par lequel l’Amérique touchait encore à l’ancien continent, à la vieille Europe ; l’Europe « aux anciens parapets », dirions-nous, et nous souvenant des Peaux-Rouges criards, de leurs criardes couleurs qui accompagnent le fameux Bateau, sa délivrance, le bateau bientôt ivre de mer et d’océan, qui va
se perdre et s’engloutir. Un autre commentateur voit dans cette habitation la résidence qu’un homme d’affaires, un millionnaire s’était fait bâtir pour, la retraite venue, s’y retirer, dans la solitude ; le voici « rattrapé » par la conquête ferroviaire ; plus de vue imprenable sur le désert, la solitude, la prairie sauvage… Il s’agit toujours, quelle que soit l’ouverture du compas intellectuel, de reconnaître dans la figuration de ce lieu insolite celle du temps. Mais le temps n’a pas d’âge.
    Dérivons encore dans l’œuvre de Hopper. Autre peinture, maritime ; mais je rapproche ici, je condense , deux tableaux. La maison, en bord de mer, est de même style que la villa près des rails, avec toutefois

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