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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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en même temps qu’il travaille à entendre en lui la note fondamentale, inouïe qui est la sienne, qu’il est seul à entendre, à faire entendre, doit
se délivrer de ce qui l’influence, de ce qu’il admire. Hopper se dégage de l’impressionnisme comme il s’est dégagé de Robert Henri. Sa tâche est de tirer de la banalité, de la vulgarité du paysage urbain des États-Unis, de sa laideur, de l’éclectisme et de la disparate de son architecture, de son désordre, même dans les petites villes, jusque dans la campagne, nature colonisée, industrialisée, une certaine beauté. À la beauté de sa peinture, Carpaccio allie celle de Venise. Quelle beauté la ville américaine peut-elle offrir au peintre américain ? Il est pourtant nécessaire que sa peinture change en beauté ce qui en est la négation ; sans tricher, sans mentir, sans idéaliser : avec véracité, « réalisme ». Un réalisme dont le pôle opposé, tous deux inséparables, est la vision intérieure de l’artiste. Une objectivité subjective. Une subjectivité objective.
    Mais, à vrai dire, penser que le peintre a pour tâche de tirer de la beauté des choses laides ou sans grâce, et que ce soit la plus grande difficulté qu’il doive résoudre, c’est ne penser qu’en surface, sinon de travers. C’est oublier que ce que nous admirons dans la peinture n’est pas tant la beauté des choses représentées, qui peuvent être privées de toute beauté, mais la peinture elle-même ; en ce qu’elle est une imitation, en ce qu’elle a sa propre beauté, son mystère ; nous savons cela avec Horace, Boileau, Aristote ; et malgré telle phrase de Pascal. C’est oublier qu’il arrive que le peintre se tourne, se penche avec amour vers les êtres et les choses misérables, disgraciés, méprisés : et ce regard de compassion, ce regard franciscain, peut nous toucher au cœur : « J’aime l’ortie et j’aime l’araignée, parce qu’on les hait. » Et c’est oublier la lumière, pour ne considérer que les choses qu’elle éclaire, belles ou laides. Or, l’objet le plus ingrat peut toujours être le
serviteur de la lumière, qui jamais n’est sans grâce. Saisir cela, c’est découvrir ce qui est peut-être essentiel dans l’œuvre de Hopper. Cette façade qui fait peine à voir n’est pas ce qui importe : mais la lumière qui grâce à elle se manifeste. Hopper, ce grand mélancolique, est le peintre de cette lumière. La lumière permet de voir les choses ? Mais les choses nous permettent de voir la lumière. Et la peinture peut se vouer à lui rendre témoignage. Elle devient un « réalisme » de la lumière.
    En 1913, Hopper participe à l’Armory Show, salon qui sera célèbre dans l’histoire de l’art moderne : Duchamp et Brancusi, qui sont amis, y sont présents. Et Picasso. La toile que Hopper expose est la première qu’il vend : Sailing , « En bateau ». C’est, en mer, un bateau à voile qui file vers la droite ; dans une première version, il allait dans l’autre sens ; une houle claire, qui n’est pas son sillage, l’accompagne, vient à la traverse. Cette peinture n’a rien de bien remarquable. Le choix du sujet s’explique sans doute par les souvenirs de jeunesse de Hopper : à Nyack, les bateaux, la plaisance, la course, la construction des bateaux, étaient sa passion.
    Quelque vingt-cinq ans plus tard, en 1939 ou 1940, il peindra Ground Swell (« Profonde Houle »). C’est une peinture étrange. Elle pourrait être ordinaire, banale, pittoresque : trois jeunes gens torse nu, debout sur un petit bateau à voile, l’un tenant la barre, un autre près du mât, le troisième entre les deux ; et une jeune fille, épaules nues et long pantalon de marin, étendue en travers de l’embarcation. La mer est assez agitée, houleuse, écumeuse, et le ciel est bleu, avec des nuages, blancs. Il faut tenir bon la barre, mais la jeunesse, musclée, bronzée, sportive n’a pas froid aux
yeux, elle jouit des secousses et de l’emportement de la mer, belle journée, vent léger, avec juste un zeste de risque, un piment d’aventure ; elle affronte la vie ; et qui sera l’élu de la jeune embarquée ? Peinture qui serait une image ou un souvenir de vacances, de plage. À l’ombre d’une jeune fille en fleur. Dont ils étaient tous trois amoureux. Elle, sirène, qui feignait de ne regarder que la mer, au loin. L’étrange est quelque chose qui émerge de la mer, incliné, près du

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