Edward Hopper, le dissident
vie, Hopper fut hospitalisé. Quand il sortit de l’hôpital, c’est dans leur appartement de New York qu’il voulut vivre le temps qui lui restait à vivre. Dans cet appartement qu’il avait habité plus de cinquante ans, depuis 1913. Il aurait voulu vivre encore. Il mourut doucement le 15 mai 1967. Et Joséphine l’année suivante, moins d’un an après lui.
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Éros
Il s’agira bien entendu, dans ce chapitre, de femmes, nues, mais, pour commencer, passons assez vite sur les nus d’atelier, les nus académiques, les modèles nus ; non sans avoir dit leur discrétion, leur pudicité. Quand le jeune Hopper met en scène une pose d’atelier et se peint travaillant à sa toile, à quelque distance du modèle féminin, sa peinture est comme un fusain, un peu floue, estompée. Le modèle se tient le plus souvent debout et presque toujours le plus simplement du monde. Cela respire l’ennui. Parfois, Hopper se représente, ou représente le peintre, l’étudiant, dans un coin de l’atelier, petit en regard du modèle, qui, dans la toile achevée de Hopper, est placé au premier plan ; évidemment, ce n’est pas lui qui est ce petit bonhomme, cet élève, sinon par métaphore ; puisque le modèle, debout sur l’estrade, tourne le dos à celui qui peint le tableau que voici, exposable, exposé : le tableau qui figure le travail d’atelier ; c’est donc que Hopper, dans l’exercice du modèle nu, sujet académique, scolaire s’il en est, introduit une anecdote, un récit, une histoire : il fait, de cette espèce de « nature morte » vivante, une scène ; il choisit pour sujet « la séance de pose ». Il prend de la distance.
Une autre fois, le modèle compte peu, il est dans la réalité et sur la toile, vague, imprécis. Ce qui compte, c’est le peintre, qui pourtant n’est pas face à nous ; le peintre, sa grande main qui tient, comme une pince de homard, le pinceau ; le peintre, dont, par sa manière, on voit qu’il se souvient de Courbet, de son Atelier peut-être ; ou, plus encore que le peintre, ce qui importe est la peinture, la matière de la peinture, sa pâte et son jeu, ce blanc, ces blancheurs, dans la composition ; organisant, lumineusement, la composition; c’est la peinture elle-même qui est le sujet du tableau. La palette, ronde, large, presque démesurée, en témoigne autant que la toile sur le chevalet. Par la peinture, au-delà du sujet imposé, au-delà d’un travail d’élève, le tableau dit pour celui qui le signe : « Et moi aussi, je suis peintre. »
Parmi ces nus, il s’en trouve un, précédé par un dessin, plus sensuel encore que la peinture à venir, dont la force érotique étonne : une femme couchée, étendue, dos tourné, et le globe fendu des fesses, fascinant 1 . Ce n’est pas là une Vénus de la Renaissance, une Vénus au miroir, sujets convenables, classiques, sur lesquels la tradition, le musée, jette une espèce de voile ; ni même une Maja desnuda. La posture apparemment plus décente, une femme le dos tourné, puisque ni les seins ni, fût-il abrité par une main, ou, ras, le pubis, ne sont montrés, cette posture, cette position attire et attise le regard, le désir. On dirait qu’ici le jeune Hopper ose dire que peindre une femme nue n’est pas la même chose que prendre pour motif une cruche sur la table, un vase, une pomme. Dans cette voie où il aurait pu côtoyer Modigliani, Balthus, Hopper ne s’est pas engagé.
Lorsqu’il met en scène un strip-tease, une danse de Salomé sous un projecteur de music-hall, cela ferait moins d’effet à un adolescent qu’une vitrine en cours d’habillage. C’est pourtant, mis à part le « Nu couché, de dos » (et quelques dessins, une peinture, non datés, qui lui sont proches ; et même plus explicites que ce Nu), la peinture la plus crue de Hopper. Pourtant, si le nu chez Hopper n’est en rien fait pour susciter le désir, s’il n’est en aucune manière « érotique », on ne saurait le dire chaste.
Mais comment définir l’érotique de Hopper ? L’indécence, chez lui, est rare ; l’obscénité, absente. Il y a bien cette femme couchée sur un divan, dans une pose un peu acrobatique, vue de dos 2 … Mais est-ce le nu, la femme nue, qui importe ? C’est, sur le divan où elle s’est posée, jetée, plutôt le jeu très habile, très peintre , des coussins, de leurs couleurs diverses, de leurs carrés rebondis et de leurs angles qu’on verrait, comme des
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