Edward Hopper, le dissident
donne à tel personnage peint le nom dont elle-même et Hopper le nommaient. Elle dit son avis sur le titre de la toile. Il lui arrive, comme dans un journal intime, de noter le temps de ce jour-là, ou tel sentiment qu’elle éprouvait. Notes, ou touches, subjectives, personnelles, dans le cours d’un travail nécessairement objectif, neutre ; documentaire.
Certains pensent que Joséphine écrivait d’abord ce qu’elle avait à écrire, la description, laissant, sur la page, l’espace dans lequel Edward dessinerait l’œuvre commentée. L’ordre inverse est plus vraisemblable. Ce qui importe, ce sont les dessins. Quelques-uns sont assez hâtifs, d’autres très élaborés. Tous sont fidèles à l’esprit et à la composition de la peinture qu’ils rappellent. Les plus admirables sont ceux qui apparaissent comme des gravures ; alors que depuis longtemps, lorsque le Journal commence, Hopper a cessé de graver. Et ce Journal, en partie rétrospectif,
est ainsi l’œuvre peint de Hopper qui serait devenu œuvre gravé, suite de gravures. Ces dessins, dont le motif est une toile peinte, sont des « gravures » dessinées: par le noir et blanc, la dimension, les hachures, le guillochis. Hopper se sentait-il à nouveau graveur en les exécutant ? S’est-il dit, chemin faisant, que la meilleure façon d’évoquer par le dessin une toile serait de la transposer en quelque chose qui serait la copie, ou le projet, d’une gravure, imaginaire ?
Mais il ne s’agit pas ici d’un travail de « copie », d’un document, d’un « aide-mémoire ». Hopper revit son travail et sa vie de peintre, parfois au jour le jour, dès la toile achevée. Il est en esprit le spectateur de son œuvre, accomplie. Si la peinture a cristallisé un temps de sa vie, si elle en est comme un fossile, ce rappel, ce parcours s’effectue dans un moment présent. S’il ne s’était agi que de garder trace d’une œuvre, d’en conserver le souvenir, la photographie aurait suffi : chose mécanique, extérieure ; or, dans ces registres, les photographies, les coupures de journaux, sont rares. Hopper, dessinant comme il graverait, est créateur. Il crée en même temps qu’il recrée. On pense, devant ces dessins, à ceux de Van Gogh dans ses lettres à son frère, quand il parle d’une toile qu’il vient de peindre et complète sa description par un croquis. Mais l’intention de Hopper et celle de Van Gogh, leur attitude intérieure, ni la fonction de ces dessins, ne sont les mêmes.
Hopper tenait de son côté, sans illustration, un journal de son travail. On s’est demandé pourquoi il avait accepté de collaborer avec Joséphine. Par amour, par gentillesse ? J’imagine qu’en revenant de cette manière vers ses peintures, comme dans le rêve on revit des moments de sa vie, il avait conscience d’une
création seconde ; peut-être pensait-il que cette « réflexion » pouvait nourrir l’œuvre à venir. À quoi s’ajoutait ce dont Bachelard a si bien parlé : le plaisir et le bonheur de la miniature, du monde en miniature ; du « modèle réduit ».
Ce n’est pas seulement le format du dessin qui évoque la « miniature », mais le Livre : l’œuvre d’un peintre, destinée à la dispersion, à l’éloignement, à la disparition définitive ou provisoire, à l’absence, la voici rassemblée, tenue en mains, dans le mouvement et l’unité de l’existence qui lui fut consacrée. En Hopper, dessinant, se joignaient la joie d’un élan nouveau et celle de regarder, comme d’un belvédère, l’étendue et le chemin d’une œuvre. La toile devenait, de même qu’un dessin l’avait précédée et préparée, le projet d’une espèce de gravure. On penserait à un travail de traducteur : la toile, peinte, et ses couleurs, ses lumières, traduite en noir et blanc ; le format : réduit, témoignant d’une autre force.
Je ne puis m’empêcher de ressentir, dans ces registres, et dans cette œuvre qui ne ressemble à aucune autre, quelque chose comme un tombeau. Et je repense à ces tombes étrusques, d’argile, de terre cuite, où deux époux, côte à côte, face à face, étendus, à demi étendus, jusqu’à ce que le temps les dissolve, lèvent une coupe pour fêter les ombres qu’ils sont devenus.
Livre précieux, et beau, que ces quatre registres que Joséphine confia à Goodrich. C’est le journal d’une œuvre et le journal de leur vie. Jusqu’à leurs derniers jours, ils
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