Edward Hopper, le dissident
compléter d’une couche de couleur, d’une autre encore. Cependant, semble-t-il, jamais une aquarelle ne lui servit d’esquisse pour une toile. De même, il abandonna bientôt le dessin coloré préalable à la mise en œuvre d’une toile : de façon à ne pas gêner, dans l’acte de peindre, l’invention de la couleur. Constat qui nous amène à tempérer la vision que nous pourrions avoir d’une œuvre peinte qui serait toute d’exécution, et réalisation de la chose imaginée, pensée. Toute peinture suppose une part d’improvisation, d’invention, non seulement quant au dessin préalable, même tracé sur la toile, mais dans la couleur, le jeu de la lumière.
Ce besoin de liberté inhérent au peintre, cette nécessité de « non-savoir », cette ignorance de ce qui doit advenir, cette capacité de changer de route soudain, même si le changement est presque insensible, cette place laissée à la surprise, l’heureuse surprise, cela explique peut-être en partie l’attitude de Hopper envers l’illustration, qui fut son métier, où il excella. Certainement, il souffrit de ses contraintes. Je ne parle pas seulement de la sujétion de l’illustrateur de presse : consignes qu’il faut respecter ; codes qu’exigent le public et son imaginaire, les conventions, les « clichés », fût-ce en contradiction avec la lettre du texte ; ou, pour le dessinateur commercial, de ce que peut avoir de mercenaire, de servile, sa besogne ; je parle d’un mode de travail qui suppose un dessin qui sera coloré, colorié ; au contraire de l’essence de la peinture : qui est, non la fabrication, artisanale, d’une image, mais, analogue à la montée de la sève, au vent
qui se lève, au jour qui naît, la venue et l’émergence, l’apparition de ce qui ne fut jamais encore au monde ; et cette inspiration qui, si elle veut l’habileté et la maîtrise, la vigilance, est de la nature du songe.
C’est pourquoi Hopper n’accordait à son travail d’illustrateur qu’une partie de la semaine, juste assez pour avoir de quoi vivre, et consacrait le reste du temps, son temps libre, à la peinture : à l’accueil de ce qui n’est attendu de personne. À l’imprévisible. Nous, qui connaissons ses dessins d’illustrateur et sa peinture, nous savons pourtant que le peintre s’est nourri de ce que son métier d’illustrateur a pu lui enseigner : un art de mettre en scène une situation, de faire qu’une image soit très lisible, et, par là, mémorable. Nous voyons ce que le peintre doit à l’illustrateur.
Joséphine a tenu avec Edward, sur quatre grands registres de commerce, le journal de l’œuvre de Hopper, ce qui constitue un catalogue raisonné de cette œuvre, un Livre de raison comme en tint Le Lorrain : Liber veritatis (il s’agissait de barrer la route à d’éventuels faussaires). Sans doute l’idée lui en vint-elle d’avoir vu celui de Robert Henri, qui fut leur professeur. Elle commence à tenir ce journal dès leur mariage et remonte en amont pour qu’y figurent les œuvres des années parisiennes. Ce recueil est précieux, mais, d’abord, il étonne. Elle avait donc, en 1924, alors que la peinture de Hopper n’était ni reconnue ni connue, une telle foi dans son œuvre, et la certitude qu’elle prendrait place dans l’histoire de l’art ? Par ce journal, elle traite l’œuvre de Hopper « d’avance » comme « après coup ». Elle est, de son vivant, de leur vivant, sa postérité, la postérité. Cela suppose un grand amour de l’œuvre et de cet homme.
Or, elle est peintre, et ce qu’elle fait pour Edward Hopper, elle ne le fait pas pour elle-même. Peut-être eut-elle, en composant avec lui ce Journal, le sentiment de participer à une œuvre commune. De collaborer à l’œuvre de Hopper d’une autre manière encore qu’en devenant son modèle unique, et le témoin, unique, de son travail. (Pourtant, étrangement, il lui arrive de faire, à propos de telle femme représentée sur la toile, des remarques désagréables : mauvais goût d’un vêtement, vulgarité d’un maquillage… Comme si elle n’en avait pas joué le rôle. Jalouse d’elle-même.) Elle note les dimensions de la toile, la date où elle fut achevée, l’atelier où elle fut peinte, ses couleurs. Elle la décrit, elle en indique les circonstances. Elle tient registre de sa vente, de son prix, de l’acheteur, d’une exposition, d’un retour de l’exposition. Parfois, elle
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