Edward Hopper, le dissident
photographe, à l’instant de prendre la photo, a-t-il vu que la lampe de chevet, derrière la femme, par sa raideur, et même son abat-jour, est comme une caricature de la voyageuse assise ?
Fausse photo. Ironie de Hopper.
Cette photo fictive fut prise à l’instant du départ. Elle a sa place dans les étapes du voyage, et dans l’album qu’on feuillettera cet hiver, qu’on montrera à des amis, pour leur donner envie de faire la même randonnée. Il est étrange que le lit n’apparaisse pas défait, mais prêt pour d’autres clients, le couvre-lit soigneusement tiré sur des draps propres. Le ménage a-t-il été fait pendant que le couple déjeunait ? Les deux valises attendent côte à côte qu’on les empoigne et qu’on les couche à plat dans le coffre. La femme a posé bras nus mais elle n’oubliera pas sa veste, bleue, à droite sur un fauteuil grenat : accent et accord de couleur qui convient au photographe, et au peintre ; à la composition de l’ensemble 2 .
Le photographe, le peintre : les Hopper avaient une Buick avec laquelle ils voyageaient aux États-Unis et au Mexique 3 . Ils ont eu aussi une Dodge.
Parfois, dans la chambre de l’hôtel ou du motel, un couple. Les lits ne sont pas conçus pour y faire bien l’amour.
L’une des images les plus tristes que Hopper ait peintes d’un hôtel est celle d’un hall où entrent un homme et une femme, à moins, et c’est plus vraisemblable, puisqu’il n’y a près d’eux aucune valise, aucun sac, qu’ils ne soient sur le point de s’en aller, et qu’ils attendent un taxi ; quittant leur chambre pour la journée, une partie de la journée ; cependant qu’une femme, plus jeune, dans l’un des fauteuils adossés à l’un des murs, feuillette un magazine, parcourt un dépliant, s’ennuie. La vie, la terre, l’existence est cet hôtel où nous sommes de passage, où nous passons, génération après génération : cette pensée nous vient parfois, cette banalité, quand, dans une chambre d’hôtel, nous imaginons vaguement tous les couples, toutes les solitudes, qui nous ont précédés. Tous ceux qui, comme nous le faisons à cet instant, ont regardé à la fenêtre, une cour, une rue, les toits de la ville, un clocher, et qui ont fait jouer le tiroir de la table de nuit. Et nous regardons le miroir de l’armoire ou du lavabo…
Je ne me souviens pas d’un employé à l’accueil ou d’un gardien de nuit dans les hôtels de Hopper ; d’un réceptionniste. Ce personnage, qui garde le panneau des clefs, derrière lui, et qui consulte un registre pour savoir si votre chambre a bien été réservée, est pourtant fascinant. Il se tient au lieu de passage. Il détient les clefs, le registre. Il voit et sait beaucoup de choses, il n’en dit que ce qu’il veut bien en dire. Il vous déchiffre. Il vous présente la note, encaisse, reprend et raccroche la clef, qui n’est plus votre clef, et vous souhaite bon voyage, sans y penser. Il est en somme
l’Hermès de cette mythologie des routes et des voies ferrées, des hôtels, des chambres d’hôtel. Rien ne s’oppose donc à ce qu’il demeure invisible, caché. Il est aimable par profession, « accueillant », et il est l’indifférence même. Vous n’êtes pour lui qu’un de ceux qui passent. Vous avez rendu la clef. Vous n’êtes personne.
On ne s’avise pas tout de suite de l’impression d’étrangeté que donne Hotel Lobby (« Hall d’hôtel »), ni de sa cause : l’ensemble de la scène et du lieu n’est pas représenté du point de vue qui serait celui d’une personne debout dans le hall, ou assise ; mais de plus haut, de quelque palier ; ou par une fenêtre donnant sur une rue, ou d’un métro aérien ; et d’un regard plongeant : or ce point de vue n’est pas vraisemblable. Le couple convenable et la jeune femme sont donc vus par un absent ; comme ils le seraient, de son guichet, derrière le comptoir, entre le registre noir et le tableau des clefs, par l’employé de l’hôtel : absent. Ils sont observés par une espèce de fantôme, de dieu invisible, le peintre ; et par nous-mêmes. Sur l’un des murs, encadré à l’ancienne, un tableau, un paysage, un paysage de la région, sans doute, n’est pas seulement un élément banal du décor, en un tel endroit ; il dit que cette scène, et l’attente de ces personnages, est une peinture. Une réalité fictive.
La peinture la plus triste de Hopper, parmi ces représentations de
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