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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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que la terre lui offre
ses forêts, ses monts et ses montagnes, toute sa variété de soleils, ses plaines d’herbes ou de blé, le cours de ses fleuves, le déclin du jour, tout son royaume. La jeune femme lit. Elle est bercée par la trépidation. Le tableau s’intitule Compartment C, Car 213. « Quand vous partez en train, disait Hopper, tout paraît beau. Si vous vous arrêtez, cela devient insipide – drab . »
    Chair Car (« Voiture-salon », 1965). L’intérieur du compartiment est un salon, en effet, où quelques voyageurs sont en vis-à-vis. Trop distants les uns des autres pour qu’il soit facile ou agréable de se parler. Tous ne sont pas assis dans le sens de la marche, ou en sens inverse : certains sièges s’adossent à la paroi. Le salon du train est une solitude, une attente. Les heures qu’on y vit sont une parenthèse. Une espèce de sommeil, un temps propice à la rêverie. Le salon du train est un salon de thé. Comme si par son duvet, ses velours, la couleur pastel de ses fauteuils, il voulait cacher la brutalité du métal, des roues, de l’enfer et de la fournaise de la chaudière où des galériens modernes, des soutiers, lunettes de mica serrées sur un visage de suie et de charbon, de sueur, comme Gabin dans La Bête humaine , enfournent dans le feu le combustible; cette incision à la hache dans le paysage jadis vierge ou peuplé d’Indiens à plumes et de bisons. Parfois un cri de vapeur, un sifflet traverse faiblement les vitres, qui tremblent un peu. Douceur de cette ruée rectiligne, ou dont les larges courbes font grincer le convoi, les roues. On voyage dans une bonbonnière. On est entre soi.
    Deux hommes, de part et d’autre de l’allée, assis dans les fauteuils perpendiculaires à la vitre, l’un nu-tête, l’autre portant un chapeau, une toque de fourrure (ce pourrait être une femme). Deux femmes, l’une
en face de l’autre, mais pas tout à fait, dans le coin-salon. L’une est en train de lire ce qu’on lit dans un train ; ou, plutôt, elle regarde la couverture ou le dos d’un livre fermé. Sent-elle sur elle le regard de l’autre, qui l’observe, et, semble-t-il, ne lui veut aucun bien ? La lectrice est blonde, vêtue de bleu ; l’autre est brune, le visage dur ; un pan de vêtement rouge vif : sa robe. Le bout d’un soulier noir et pointu empiète sur l’espace vide, l’allée centrale, sans toucher le tapis, parce que les jambes de la voyageuse sont croisées. Il se pourrait que profitant d’un déplacement dans le couloir, ou vers la portière, la brune jette la blonde sur la voie. Les deux autres voyageurs, qui se trouvaient alors dans le compartiment, n’auront rien vu, ne pourront témoigner. La blonde assassinée, à moins qu’il ne s’agisse d’un suicide, mais rien ne le laissait présager, lisait un roman policier. On l’a retrouvé sur son siège. L’enquête établira si ces personnes, dans ce compartiment, avaient des liens entre elles et on découvrira le pot aux roses. On saura si l’un des hommes, s’il s’agissait bien de deux hommes, fut complice du crime. Ce seront des présomptions, non des preuves.
    Le peintre songeait-il à ce drame, à cette intrigue ? Il a pris plaisir au gris de l’intérieur et de la porte du fond, au gris plus lumineux des vitres à travers lesquelles on ne voit rien, à l’éclat rouge et à l’éclat noir de la meurtrière présumée, à un rideau jaune, derrière elle, dont la lumière éclaire sa nuque, à ces tapis immatériels de lumière entre les deux rangées de sièges. Les appuie-tête sur les fauteuils sont d’un blanc de peinture hollandaise. La porte du fond, très grande, ne s’ouvre pas : aucune serrure, aucune poignée : comme une porte fictive dans un décor de théâtre ; une porte condamnée, une fausse porte, pour le décor du
compartiment. Cette ouverture qui n’ouvre sur rien veut-elle dire que ce wagon est accroché derrière la locomotive ? l’enfer de charbon restant ignoré de la suavité du boudoir. Le salon-conversation, où pourtant chacun se tait, est un huis-clos.
    La trépidation du train n’est pas favorable à la précision nécessaire au travail du peintre. Sans doute Hopper a-t-il pris quelques notes en cours de route, notant avec minutie la couleur de chaque détail, de chaque surface. Et puis il a rêvé. Mais il va de soi que le tableau fut peint à l’atelier. Ce qui ajoute à l’étrangeté de la scène, muette, c’est le silence, le

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