Edward Hopper, le dissident
peut-être la sculpture est-elle en plâtre peint. Elle ne se soucie pas de savoir si par la fenêtre on peut la voir dans cette tenue, légère, cette lingerie, rose. Et quand bien même ?
On saurait à coup sûr qu’il s’agit d’une chambre d’hôtel, même si d’autres indices ne le disaient ; et que
cette femme est une voyageuse, une femme qui n’est pas chez elle : grâce à la valise, ou à deux valises, posées droites, avec une étiquette pour le transport ; ou à un sac, qui n’est pas encore ouvert ; en attendant qu’on range les vêtements et tout le fourniment de voyage dans l’armoire, presque toujours moche, et qui ne contient jamais assez de cintres. Est-ce que les gens les emportent ? Est-ce que l’hôtel est radin ? Est-ce qu’il faudrait se décider à voyager avec ses propres cintres ?
Souvent, assise sur le lit, la voyageuse lit quelque chose. Pas un livre, il faut être davantage reposée pour lire vraiment, reprendre la lecture interrompue par l’arrivée en gare ; ni une lettre, qu’elle aurait aussitôt réclamée à l’accueil, avant même de prendre la clef de sa chambre ; plutôt un prospectus, un dépliant touristique, donnant les indications nécessaires à la visite de la ville ; ou, c’est plus vraisemblable (une note de Joséphine dans le Journal de l’œuvre le confirme), un horaire de chemin de fer : comme si elle ne pensait qu’à repartir, et qu’on la réveille à l’heure, pour le premier train. Il fait jour encore ; elle s’ennuiera jusqu’au moment d’éteindre ; à moins qu’elle ne descende dîner, seule, dans la salle du restaurant de l’hôtel, en compagnie de quelques pots de plantes vertes aux feuilles pointues et coupantes, regardant vaguement la ville morne, la rue qui donne sur la gare 1 .
L’Amérique a inventé pour les automobilistes le motel, et ce mot-valise. C’est le degré zéro de l’hôtel. Quand on pense que jadis, le long des routes, comme dans les romans, il y avait des auberges, de vieilles bâtisses sentant la cire et l’encaustique, à l’enseigne du Lion d’or, parce qu’au lit on dort, et d’un soleil rayonnant, sur la place du marché, la Grand’Place, et le
matin on était réveillé par le bruit du commerce, la fête des légumes et des fruits, de la viande et du poisson, de la volaille, autour de la statue d’un grand homme du pays ou d’un monument aux morts, par quoi le cimetière, comme un écueil, émergeait au milieu du jour de marché…
Une femme est assise sur le lit d’un de ces motels qui sont des garages, des parkings, pour l’automobiliste. Par la fenêtre, on voit au-delà de la route une montagne mauve assez molle. Combien de kilomètres avons-nous faits aujourd’hui ? Combien en reste-t-il encore à faire ? Le paysage est beau, mais à la fin lassant, monotone. Heureusement qu’il y a la radio pour nous distraire un peu, et les haltes à la station-service. D’ailleurs tout le monde conseille de faire de temps en temps quelques pas pour se détendre et s’empêcher de s’endormir dans les lignes droites. Par la fenêtre, au bord de la fenêtre, on aperçoit, comme le museau d’un chien, l’avant de la Buick, rien que l’avant, neuve encore, verte, et dont ils sont fiers… Un peintre noterait l’accord des lignes du paysage et des courbes de la carrosserie : Cézanne voulait allier des courbes de femme et des épaules de colline.
Comment s’allume la télé ?
Cette femme aux cheveux blonds et courts, masculine, se tient très droite, assise sur le lit comme sur un siège, un fauteuil, comme si elle posait, la main sur le bras du fauteuil. Elle tourne la tête vers la porte de la chambre, qu’on ne voit pas. Sans doute son mari est-il en train de la prendre en photo : elle, qui se tient bien droite ; l’avant de la voiture, leur voiture ; le paysage, qui est la raison de leur voyage ; le décor de la chambre, la fenêtre aux rideaux tirés : ce qu’ils
voyaient de leur chambre. La chambre elle-même n’est pas inoubliable.
Cette peinture est comme une photographie souvenir.
Ce n’est pas une scène, que Hopper a peinte, mais l’image d’une photographie. Ces personnages sont absents et présents comme les personnages dans une photo. Ils ont été vivants à ce moment-là. La peinture est un document qui témoignera de toute une époque : la voiture, le motel, le tourisme, la photo. C’est aussi l’œuvre d’un peintre, Edward Hopper.
Le
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