Edward Hopper, le dissident
sera la route des road movies et des beatniks. La route du camion meurtrier et fou de Spielberg qui défonce la cabine téléphonique et la station-service où s’est réfugié l’automobiliste poursuivi par le monstre de métal et de fumée comme le nageur par un requin géant. La raison de la route américaine est devenue l’automobile de tourisme et le poids-lourd, le car. Cette route n’est plus comme l’ancienne, soumise au paysage. Elle fait le paysage. Elle en détermine le décor : motels, stations d’essence, agglomérations en ligne, petites villes au cordeau, avec les enseignes des commerces. Elle est elle-même le produit de l’industrie automobile et du pétrole, de l’essence ; c’est-à-dire des entreprises et des compagnies, de l’argent, de la guerre parfois inévitable pour que les pompes ne soient pas à sec et que roulent les voitures et les camions, pour le plaisir et la consommation, mais d’abord qu’ils soient fabriqués, et que pour cela les usines fonctionnent, qu’elles fabriquent des jeeps et des blindés, que les ouvriers ne soient pas au chômage et qu’ils puissent acheter des voitures, au moins pour se rendre au travail ; ainsi sont évités les troubles, les émeutes. Dans les champs pétrolifères : les derricks, les puits, et ces machines qui baissent et lèvent la tête, sans relâche, comme des insectes de métal ; pour que les barils s’emplissent, circulent, se consomment.
Qui pense, dans ces années-là, que tout ceci aura une fin, pas si lointaine ? Qui a conscience que l’énergie fossile n’est pas inépuisable et que la civilisation du pétrole est mortelle ? L’une des peintures les plus saisissantes de Hopper, en 1940, s’intitule Gas et représente une station-service en bord de route. Le soir tombe. Il fera bientôt nuit. Il serait bien étonnant qu’une automobile, phares allumés, passe sur cette route où même dans la journée ne circule pas grand-monde, et que l’automobiliste réveille le pompiste, qui est allé se coucher, laissant pourtant une fenêtre éclairée. Quand on roule de nuit, on a prévu de faire le plein, pour tenir d’une ville à une autre. Sans escale. D’ailleurs, la fenêtre va s’éteindre et rien ne signalera la station ; sinon, sans doute, le projecteur qui éclaire l’enseigne, la marque ; comme une affiche : que l’automobiliste ait ou non besoin de faire le plein, son esprit sera frappé, une fois de plus, par l’image de Pégase, et le nom de l’essence. Publicité perpétuelle. Que n’ont-ils pensé, ces rois du mercantile, à orner les biberons du label de leur gazoline, à offrir ces biberons aux mamans dans les stations-service ? Dès la poussette, le landau, des clients fidèles !
En plein jour, le rouge des trois pompes attire le regard. On dirait trois formes humaines debout côte à côte, avec leur tête ronde et blanche comme un cadran d’horloge, trois soldats, trois guérites. Ou trois totems qui pourraient évoquer les Indiens qui vivaient ici et qui ont disparu : Peaux-Rouges, comme sont rouges les pompes à essence. Au temps des chevaux et des bisons, de la prairie, des tentes coniques, des tuniques de peau frangées, des buffles et de Buffalo Bill, chapeau à large bord, barbiche, de la poudre et de la carabine. Au temps des tambours ronds comme la
lune et le soleil, peints de figures très anciennes, pour la fête, la guerre, et des calumets que les hommes sous leur haute coiffe de plumes fument en cercle, silencieux, cependant que les femmes tiennent contre leur sein les enfants, l’avenir, la vie, qu’il faut protéger et défendre : la vie qui perpétuera la vie.
Et puis est venu le temps de la lampe à pétrole, du pétrole et des puits de pétrole, la mort des tribus, la fin des sagesses et des danses pour la pluie et le gibier ; l’Empire américain. Peut-être le pompiste en gilet et bras de chemise qui, près des pompes, met en ordre on ne sait quoi, puisqu’il est en partie caché par la première pompe, a-t-il lui-même dans les veines du sang indien ? Ces pompes ne sont pas tout à fait d’apparence humaine : leur tuyau flexible, nourricier, et le bec qui le termine, a quelque chose d’une trompe. Idoles à trompe. Entre deux pompes, sur un étalage de métal, des bidons d’huile. Rien de plus. La station n’est pas un garage. Il n’est même pas certain qu’on puisse y vérifier la pression des pneus. Peut-être le niveau d’huile : il n’y faut
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