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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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chaussée d’escarpins noirs comme le ruban qui entoure son chapeau. Elle est vêtue d’une robe légère, d’un bleu léger, tendre, comme une jeune femme qui s’apprête à une journée de promenade, de loisir, de soleil, une belle journée d’été. Elle n’est habillée que pour paraître nue, grâce à la lumière du soleil. C’est un délice, une aubaine, une heureuse surprise pour celui qui se trouve en face d’elle, de l’autre côté de la rue, de voir ses jolis seins sous le corsage, leur pointe, ses bas couleur chair montant jusqu’à la chair nue, de la cuisse au pli de l’aine, la culotte.
    Elle attend, comme offerte ; et comme si elle ne se doutait pas, ne savait pas, que le soleil la montre nue, par transparence. Sans doute attend-elle la voiture de sport, rouge, décapotable, dans laquelle celui avec qui elle a rendez-vous l’emmènera : au bord du lac, sous des ombrages, en barque ; ils y seront seuls avec leur reflet dans l’eau, le bruit des rames, emperlées.
    À l’une des fenêtres de l’immeuble, la plus proche de la jeune fille, un rideau, du même bleu que sa robe, est agité par le vent, et un peu entrouvert. Certains commentateurs ont insisté sur le noir de l’entrée derrière elle et sur l’ombre, disgracieuse, de cette jolie caryatide : ce sont des hypocrites.

    Dans une esquisse de Summertime , la porte est vue presque de face, il n’y a personne devant la maison, aucun rideau gonflé par le vent, une fenêtre plate. Dans une autre, voici la jeune fille ; les marches ont disparu ; elle est au niveau du trottoir, elle regarde, non pas encore devant elle, heureuse, conquérante, avec ce petit air brave qui nous plaît, mais vers la gauche, comme quelqu’un qui attend le bus. Sa robe est sans transparence et son chapeau médiocre. Pas de rideau, pas de vent. Si maintenant nous regardons la peinture : tout est transfiguré. Le péristyle est monumental: c’était nécessaire pour mettre en scène la jeune fille, sa fragilité, ce bras posé sur une colonne en attendant l’épaule et le torse de l’amoureux, de l’amant. La forte façade et la jeune promeneuse étaient ensemble nécessaires pour que le tableau passe de l’anecdote et du décor à l’archétype. Il fallait que ces deux éléments de l’image, de la scène, fussent indissociables.
    À quel moment vint à Hopper l’idée du rideau gonflé, entrouvert ? C’est l’une des clefs de l’œuvre. Et à quel moment le damier, noir et blanc, ou blanc et brun, le carrelage, au sommet des marches ? Ce détail fait songer à la peinture hollandaise, à Vermeer. À quel moment, encore, vint sur la toile cette note jaune, seule couleur vive du tableau, proche du sol carrelé, comme si tout le soleil de cette heure s’y condensait ? Seule couleur vive : avec le rouge des lèvres ; et la paille du chapeau, au ruban noir.
    Il se peut que le peintre tende des pièges à notre regard, nos hantises : ici, la transparence, révélatrice du jeune corps désirable ; et l’incertitude où nous sommes quant à ce que la jeune fille attend, sur la dernière marche d’un perron, châtelaine d’un château qui
n’est pas un château. Le rideau qui s’enfle et s’agite, nous sommes conduits à le voir comme une rime à la transparence de la robe ; ou le symbole d’un cœur, d’un sein, que l’amour anime, gonfle. Sa première fonction est d’agrémenter la façade monumentale, de l’ouvrir ; or, à y réfléchir, est-il vraisemblable qu’une fenêtre s’ouvre ainsi, comme celle d’un cottage, d’une villa, dans une façade aussi sévère et massive ? (Et pourquoi le rideau voisin est-il immobile ?) Le « vrai sujet », pictural, onirique, de cette peinture, et qui la rend inoubliable, est l’opposition entre la frêle jeune fille coiffée d’un chapeau de paille et cette demeure gardée par des colonnes solennelles. Qu’il n’y ait plus que l’enfantine jeune fille ou que l’appareil de pierre, il ne se passe rien. Le génie et l’invention de Hopper tiennent dans ce lien et cette contradiction. Entre le pétrifié et le vivant, entre le minéral et le souffle, l’édifice et la promeneuse. Génie de peintre : génie de metteur en scène. On pense, mutatis mutandis , à Piero della Francesca.
    Vingt ans plus tôt, en 1924, dans New York Pavements (« Trottoirs de New York »), Hopper a peint un édifice presque identique à celui d’ Été  : péristyle, colonnes antiques,

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