Edward Hopper, le dissident
? Il semble qu’elle n’ait pas touché le clavier, qu’elle ne le touchera pas, qu’elle écoute une note de silence, le silence de leur vie. Il semble que son geste, immobile, comme sur une image, n’a pour fin que d’évoquer un fantôme, une vie passée.
Jeune fille, petite fille, chez ses parents, elle jouait tous les soirs, elle y avait plaisir, on la disait douée. Le piano dans l’appartement n’est plus qu’un meuble. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas joué Strauss ou Schubert, Schumann ? Ils ne vont pas même au concert. Son mari préfère le base-ball, le sport. Elle
l’aimait aussi pour ses belles et fortes épaules de sportif, de rameur. La musique a disparu de sa vie, comme l’amour.
Il y a tant de jeunes filles au piano, au clavecin, chez les impressionnistes, dans la peinture hollandaise. Hopper y songe-t-il en peignant cette jeune femme devant le noir funèbre de l’instrument ? Et cet intérieur, si peu intime, ouvert sur la rue. Il y a tant de peintures, dans l’histoire de la peinture, qui représentent des musiciens, des instruments de musique, des chanteurs, mondains, bourgeois, auliques, célestes… Leur musique, c’est, par analogie, la peinture elle-même qui la fait entendre, la suggère ; et la forme des instruments, harpes, violes, tambours, violons, violoncelles, épinettes, mandores et luths. Ici, par le jeu d’une main qui s’avance et demeure suspendue au-dessus du clavier, ce que ce geste fait entendre, évoque, ce geste immobile, inachevé, c’est le silence, c’est l’absence d’un son, d’une mélodie, d’une harmonie. Silence qui est celui du cœur, de l’âme. Cette musique silencieuse est au-delà de la mélancolie. Tout est dit par cette note qu’un doigt renonce à mettre au monde.
L’œuvre de Hopper est certainement, dans notre temps, l’une de celles où l’érotisme est le plus présent; en quoi Hopper est proche de Balthus. Mais si, dans la réalité, l’érotisme ne va pas sans désir, il n’en est pas de même en peinture, et dans la représentation de l’éros. La peinture de Balthus suscite-t-elle le désir ? Plutôt, le trouble (dont le très jeune âge des modèles, et leur pose, est l’une des raisons). Elle représente le désir sans le faire naître chez le spectateur. Les
images de Hopper, sa peinture, ne provoquent ni trouble ni désir.
Il représente le désir, l’image du désir, il ne le communique pas. Il peint le désir latent, le désir inavoué, inhibé, vain. Le désir triste.
Hopper a peint Éros solitaire. La mélancolie d’Éros. Éros devenu Narcisse et ne trouvant consolation que dans l’image où il se noie. Ou dans la gloire du soleil illuminant le miroir infini de l’eau.
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Roman, cadre et cadrage, peinture
Les jours où la lumière, à New York et dans l’atelier, est mauvaise, où l’ardeur à peindre est faible, Edward et Joséphine vont au cinéma. Sans doute le plus souvent pour voir un film policier, un film noir . J’ai été surpris de lire, dans la biographie de Gail Levin, qu’ils assistent deux fois de suite, en 1960, à la projection des Enfants du paradis , tourné en 1945 par Marcel Carné. Par ce film, Hopper revoyait Paris, un Paris réel, un Paris rêvé, un Paris plus ancien que celui des impressionnistes, le Paris de Baudelaire et de Deburau. Peut-être songeait-il à Soir Bleu , qu’il avait peint en 1914, dont le personnage central est un clown blanc attablé parmi divers consommateurs, qui pourrait être Hopper grimé en clown, et qui tient entre ses lèvres une cigarette comme le font, dans les moments où ils ne tournent pas, à la pause, les acteurs d’un film historique, un film à costumes. Et cet anachronisme, accidentel, involontaire, produit un certain étonnement: deux temps, deux réalités, la fiction et le réel, se heurtent, se mêlent, comme se mêleraient le rêve et la vie quotidienne, la mémoire et le présent. Cela ressemble à ce que nous éprouvons lorsqu’à la sortie du métro nous voyons pendre sur une façade un drapeau à croix gammée, et, devant l’immeuble, une guérite
allemande, des soldats de la Wehrmacht : on tourne un film sur l’Occupation.
Rapprocher la peinture de Hopper et le cinéma est un lieu commun. Mais ce n’est pas le contenu des films ni même l’art du cinéma qui importent le plus, ici ; c’est le fait que Hopper représente, de manière explicite ou non, le temps du cinéma, ce « septième art »
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