Edward Hopper, le dissident
est vraisemblable que la jeune fille sent que le jeune homme la regarde.
Leur solitude ne les rapproche pas. Quel prétexte trouver pour lui adresser la parole ? Faut-il attendre qu’elle se lève, la première, et perde en chemin quelque chose, s’empresser de la rattraper avant qu’elle ne se glisse dans la porte-tambour, et disparaisse, pour toujours ? Alors, ils échangeraient quelques mots. Ils feraient quelques pas ensemble. Ils ne pourraient se cacher l’un à l’autre qu’ils se plaisent, qu’ils aimeraient se revoir. Ils se reverront. Plus tard, ils reviendront dans ce café. Ils se souviendront de tout. La lumière ne sera plus la même. Mais ils reverront en pensée la lumière extraordinaire de ce jour-là, quand ils ne se connaissaient pas encore. À quelle table choisiront-ils de s’asseoir ? Yours ? Mine ? Douceur des souvenirs.
Mais non.
Plus tard, les voici à Brownstones. Couple idéal. Ils se sont mariés. Ils sont cette fois encore dans la lumière du soleil. Le soir tombe. Ils se tiennent devant la porte de la maison qu’ils habitent, peut-être provisoirement. Une maison en bois, un chalet. Il s’appuie d’une épaule au chambranle de la porte. Elle est assise sur la rampe de l’escalier. Ils regardent au loin comme s’ils posaient pour une photographie de vacances. Tout proche, le paysage est de pierre, une houle pétrifiée, et d’arbres. Le bord de la maison et la ligne de la route l’encadrent
comme un tableau. Pourquoi deux escaliers jumeaux quand il semble qu’un seul suffirait ?
Room in New York (« Pièce à New York », 1932). Ils sont jeunes encore. Depuis combien de temps sont-ils mariés ? Dix ans, douze peut-être. Le soir tombe. Il fait sombre déjà. Le soleil éclaire encore le mur du salon où ils se tiennent, un beau mur jaune où sont accrochées quelques peintures, dont un paysage, ciel, forêt, demeure. La fenêtre, ou plutôt la baie, est grande ouverte. Celui qui passe dans la rue peut les voir, s’il est indiscret, comme s’il regardait un tableau. Ils sont chez eux, à l’intérieur de leur appartement, mais le dehors et le dedans ne sont pas vraiment séparés : comme il en va pour une terrasse. Une colonne, à gauche, arrondit l’angle et forme le côté, le bord du tableau vivant et du tableau de Hopper. Entre les pans du mur jaune, une porte de bois, brune, compartimentée, est peut-être l’image de la relation entre les personnages, de leur manque de relation. Une porte massive et fermée.
En bras de chemise, cravate sombre et gilet noir, dans un fauteuil rose assez mou, il lit le journal. Cette lecture l’absorbe, semble-t-il. Est-ce le journal du soir, celui de la veille ? Le journal touche le guéridon, et s’y appuie. C’est, pour le peintre, l’occasion de beaux gris, par le jeu de l’ombre et de la lumière ; le gris du journal, le gris de son ombre sur le bois de la table. Mais c’est aussi une façon de signifier l’inattention du mari envers sa femme. Sur le guéridon, un napperon de dentelle, rond. Il est possible que le couple ait hérité ce mobilier, ces tableaux, assez désuets, de leurs familles. Ou bien logent-ils dans un meublé ? L’espace du salon est assez réduit.
Elle, robe rose, bras nus, cheveux rassemblés sur la nuque, se tient devant un piano, qu’on ne voit qu’en partie (ce qui accentue le sentiment du manque d’espace, de l’inconfort). Son visage penché se perd un peu dans l’ombre. Elle n’est pas assise devant le clavier, comme qui s’apprête à jouer, mais de travers, comme quelqu’un qui s’ennuie et ne sait où se poser. Pourtant, une partition, très blanche, verticale, est à hauteur de ses yeux. Le peintre n’a pas manqué de jouer du noir du piano, du blanc des touches, du blanc de la partition : une simple feuille, sans titre ni dessin sur une couverture, une image de valse, par exemple, ou de clair de lune, sans notes sur la portée ; une pure blancheur, ou un silence. Une musique absente.
La jeune femme a les bras presque croisés et l’index de la main droite semble toucher une touche d’ivoire pour faire entendre, dans le silence, ou parfois le froissement du journal, la rumeur lointaine de la rue, de la ville, une note, une note seule. Effleure-t-elle la touche, peut-être choisie au hasard ; a-t-elle appuyé sur cette touche, est-elle sur le point de le faire ? Écoute-t-elle le silence et la résonance qui suit l’éclosion d’un la , d’un mi
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