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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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qui est l’un des caractères de l’homme moderne. En inventant le cinéma, l’homme n’a pas seulement inventé une technique, ni même un nouveau moyen de représenter l’histoire et de se représenter lui-même, ni un nouvel art qui ne soit pas uniquement une synthèse d’arts antérieurs, mais une autre façon d’être au monde ; ne fût-ce qu’en archivant l’image de miroirs et leur fictive réalité ; par quoi notre rapport au passé, à la disparition, à la mémoire, est changé et nous change. Hopper, en peintre, est un témoin de cette nouveauté, de cette modification de notre existence ; il figure l’homme du temps du cinéma ; c’est l’un des aspects de sa « modernité ». Il peint le temps de l’ homo cinematographicus. Ensuite est venu l’homme du temps de la télévision, d’Internet, de l’image virtuelle.
    Il est banal de dire que le cinéma occupe une place particulière entre le réalisme et l’irréalisme : « réaliste  », et le plus réaliste des arts, en ce qu’il est photographie et qu’à l’immobilité de l’image il ajoute le mouvement de la vie ; mais, en même temps, et jusque dans la manière dont nous le recevons, le « consommons » : analogue au rêve. Cette place du cinéma entre l’irréel et le réel, l’onirique et le réalisme, est comparable à celle où se situe la peinture de Hopper. Et ce rapprochement peut nous éclairer sur la singularité de l’œuvre de Hopper.

    New York Movie (« Cinéma à New York ») est l’une des peintures les plus connues d’Edward Hopper. Je l’ai un peu décrite quand je songeais à quelques-uns de ses Escaliers. On est porté à y voir un témoignage du goût qu’il avait pour le cinéma et à lire ce tableau comme une représentation réaliste, malgré quelques étrangetés. Mieux vaut le regarder comme l’image ou le récit d’un rêve dont la scène serait la salle d’un cinéma, à New York.
    On pourrait aussi, en marge d’un dessin, d’une esquisse, dans un carnet de travail, un journal d’atelier, imaginer une note, une page ; cette page : « Il pleuvait à New York, ce jour-là, et nous étions désœuvrés. Jo avait fait les courses qu’elle devait faire. La pluie s’est mise à tomber plus fort et nous n’avions ni parapluie ni imperméable. Mon chapeau était trempé. Nous sommes entrés dans le premier cinéma sans regarder l’affiche ni les horaires. Il était déjà tard et il faisait trop sombre pour que je puisse peindre à notre retour : autant voir un film. Nous nous sommes assis. La salle était vide. Nous étions et nous serions les seuls spectateurs, malgré la pluie. Comme la salle était encore éclairée, ou déjà éclairée, c’est à peine si l’ouvreuse nous a aidés de sa torche. Nous pouvions nous asseoir n’importe où et il faisait assez clair pour ne pas trébucher. Je me demande même si la jeune fille avait une torche. Je l’avais à peine aperçue, en descendant, au bas de l’escalier, passé le lourd rideau rouge, écarté, les deux pans retenus par un cordon terminé par un gland. Un double rideau rouge qui faisait plus penser à un théâtre qu’à une salle de cinéma. La longue robe de l’ouvreuse, sombre, bleu sombre, et peut-être était-ce plutôt de larges pantalons qu’une jupe, portait aussi, sur le côté, un galon rouge, comme
si le vêtement s’ouvrait sur une fente rouge, écarlate. Des boutons sur le buste complétaient cette sorte d’uniforme. Je l’avais à peine regardée, guidant Jo vers les fauteuils, j’avais été comme ébloui par sa blondeur, une blondeur, une chevelure d’actrice. J’avais baissé les yeux pour ne pas avoir l’air de la dévisager, et vu ses pieds nus, ongles peints, dans des escarpins pointus et noirs où se croisaient, sur le cou-de-pied, des brides, une lanière retenant la chaussure au niveau du talon. Comme il arrive dans les rêves, je voyais en même temps ce qui se passait sur l’écran et, dans la lumière de trois abat-jour au-dessus d’elle qui se tenait appuyée au mur, un mur ocre, la jeune fille, songeuse, un peu triste peut-être, mélancolique, une main contre sa joue, l’autre soutenant son coude, cariatide, cariatide vivante, mais ne portant au-dessus d’elle que la lumière éclairant le mur ; l’éclairant elle-même, comme auréolée. Trois luminaires éclairaient le mur perpendiculaire à l’écran et proche de l’escalier. On aurait dit le flanc d’un paquebot

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