Edward Hopper, le dissident
les trois clients sont les passagers de cette croisière immobile. Le comptoir où ils se tiennent, s’appuient, est une rambarde, un bastingage. Ils vivent cette nuit, cette heure de nuit, comme une traversée.
Cependant, c’est tournés vers l’intérieur du bateau qu’ils se tiennent, accoudés au comptoir, et non vers le large, la nuit. La traversée est intérieure. Nocturne. Rien ne serait pareil si la scène avait lieu en plein jour. Cette peinture, cette image n’aurait pas fasciné comme elle a fasciné, fascine encore, et ne serait pas devenue cette espèce de symbole de l’œuvre de Hopper, si le peintre avait placé la rencontre de ces personnages dans la lumière du soleil. Sans doute n’auraient-ils pas été seuls dans le bar ; mais il eût manqué la dimension de la nuit et son lien avec la solitude, l’inconscient, le rêve, peut-être même avec le cinéma : le cinéma, avant la « couleur », le Technicolor, le cinéma « en noir et blanc », même lorsqu’il représentait des scènes ou des paysages diurnes, était chose « nocturne » : ne fût-ce que parce que le lieu de la représentation, de son apparition, est la « salle obscure ». On imagine une exposition Edward Hopper, non seulement consacrée à « la lumière dans son œuvre », mais dont le parti serait de montrer les deux versants de cette œuvre : le dialogue en elle du jour et de la nuit.
Qui regarde par la baie cette scène silencieuse, muette ; le passant, autre noctambule ? Le peintre, Hopper lui-même. Chose vue, en réalité ? Pas exactement. Mais, comme toujours, vue, rêvée, imaginée, recréée. Peinture. « Nighthawks , disait Hopper, montre comment je m’imagine une rue la nuit ; pas nécessairement quelque chose de particulièrement solitaire. J’ai beaucoup simplifié la scène et agrandi le
restaurant. Inconsciemment, sans doute, j’ai peint la solitude dans une grande ville. »
De l’autre côté de la rue, en face du café, au rez-de-chaussée, on aperçoit un magasin, vide, et sa caisse enregistreuse sur le comptoir, comme il se doit. Au-dessus, un étage qu’on ne voit qu’à demi, de brique rouge, dont les fenêtres sont désertes. On ne sait ce que vend ce magasin. Au-dessus du café, comme si c’en était l’enseigne, une publicité pour les cigares Phillies, avec l’image d’un cigare : « Pour seulement un cent. » À l’intérieur, l’homme qui nous fait face tient entre deux doigts une cigarette. La femme, les bras nus, tient près de ses lèvres quelque chose qui pourrait être un tube de rouge à lèvres, mais qui est plutôt un paquet de cigarettes. La scène se joue entre ces deux-là, assis côte à côte. Que se disent-ils, s’ils parlent ? Qui sont-ils l’un pour l’autre ? Ils se connaissent. Vivent-ils ensemble ? Vont-ils se quitter ? Le serveur, comme nous, peut voir que la main de la jeune femme, sur le comptoir, s’approche, à la toucher, de la main de l’homme, celle qui tient une cigarette. Nous ne savons pas davantage ce que pense l’homme qui a l’air de les observer, mais dont on ne voit le visage qu’en profil perdu. Joséphine disait qu’il avait l’air sinistre.
Photo d’un film. Moment d’un roman. C’est à partir de cette image, de cet « arrêt sur image », qu’un romancier, Patrick Besson, sous le titre L’Arrière-saison , a bâti un roman. « Au commencement, dit-il, il y a cette peinture d’Edward Hopper qu’on peut voir à Chicago. J’ai dû l’apercevoir à plusieurs reprises avant de m’en procurer une reproduction, un dimanche d’ennui. Un soir, sans intention particulière, j’ai observé la femme en robe rouge de la peinture,
assise au comptoir d’un café nommé Phillies, entourée de trois hommes. » Déjà, dans cette description qu’il veut neutre, objective, l’inobjectivité perce, le regard dérive : « Phillies » n’est pas, sans doute, le nom du café, c’est celui d’une marque de cigare, en position d’enseigne. La femme n’est pas entourée de trois hommes. L’auteur poursuit : « Alors, ça s’est imposé à moi, sans que j’aie rien cherché. J’ai eu l’envie impérieuse de raconter l’histoire de cette femme et des trois hommes autour d’elle, et d’un café de Cape Cod. » Il a donné un nom à la femme, il a inventé un passé. Hopper et Joséphine aussi, parfois, donnaient un nom aux personnages de Hopper : Nora, Deborah. Ils n’en savaient pas plus
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