Edward Hopper, le dissident
dans la nuit. Une colonne torse, ornée de pampres, peut-être, pourpre comme l’automne, monumentale, excessive, séparait la salle de l’escalier. Peut-être, avant d’être un cinéma, cela avait-il été un théâtre, un petit théâtre, un lieu un peu louche, où des filles presque nues dansaient devant les consommateurs, accompagnées par un orchestre, minable, un piano, mal accordé, comme au temps du muet. J’avais l’impression d’assister, en secret, à un film dont l’actrice principale se serait échappée à l’insu de tous dans la salle, et se faisait passer pour l’ouvreuse. À moins que ce ne fût l’histoire d’une ouvreuse, très belle, très seule, qui devenait star. Le film, où je nous voyais de dos, assis, vieux couple, était celui que je regardais sur l’écran. Mais
pourquoi la lumière de la salle et de l’escalier était-elle encore allumée ? Pourquoi la porte n’était-elle pas fermée, là-haut ? Sur l’écran, j’apercevais à la fois un visage et un paysage. Il m’a semblé que le film, dont j’ignorais le titre, n’avait ni fin ni commencement. En me réveillant, comme si je remontais l’escalier du cinéma, vers le hall, la rue, pour rentrer chez nous, pluie ou pas, ce n’était pas si loin, on pouvait prendre un taxi, je me suis dit : “Ni queue ni tête.” Je me suis penché vers Jo et je lui ai dit : “En somme, comme la vie.” Elle ne voyait pas de quoi je voulais parler. Il me semble que je dormais encore, que je rêvais, en lui disant cela, qui m’importait beaucoup, comme s’il s’agissait d’une révélation de la plus grande importance. »
La peinture la plus connue de Hopper, la plus souvent reproduite, la plus « emblématique », est Nighthawks , qui date de 1942. C’est Joséphine qui en avait trouvé le titre : « Oiseaux de nuit ». Ce qui pourrait également se traduire par « Noctambules », « Gens de la nuit » ; « Nocturnes » conviendrait aussi. Il est possible que Hopper se soit inspiré d’une nouvelle de Hemingway, The Killers (« Les Tueurs »). Il avait lu Hemingway. Il avait même écrit au directeur d’une revue qui avait publié The Killers pour le féliciter et lui dire comme il aimait cette littérature si directe, sa véracité, son « réalisme », en somme. Quatre ans plus tard, en 1946, adaptant la nouvelle d’Hemingway sous le titre The Killers , avec Burt Lancaster et Ava Gardner, Robert Siodmak reprenait, de très près, dans la première séquence du film, la « mise en scène » de Nighthawks . C’est, en ce qui concerne Hopper, le
plus bel exemple d’interférences entre le récit, la peinture, le cinéma.
La toile, comme presque toujours chez lui, est horizontale. Elle mesure 76,2 cm sur 152,4. Elle se divise en deux parties presque égales ; plus exactement, d’un tiers sur deux tiers ; mais il faut tenir compte non seulement de la surface et de sa division, mais du « poids » de l’ombre et de la lumière, du « noir » et de la couleur ; de l’équilibre des plateaux de cette balance, immobile. À droite, la partie la plus éclairée, un café, où se trouvent un couple, face à nous, un consommateur qui nous tourne le dos, et, derrière le comptoir, un barman, un peu penché, essuyant quelque chose que le haut du comptoir nous cache, et coiffé d’une sorte de calot marin ou militaire, blanc ; sa veste de toile, aussi, est blanche. La femme, blonde, est tête nue, les deux hommes portent un chapeau de feutre, de même couleur, plutôt vert ; comme dans les « films noirs », les polars, les thrillers.
Sur le comptoir, la salière, le poivrier, un verre, des tasses, tout ce qui s’y trouve d’habitude ; le petit matériel de la consommation au bar. Contre le mur du fond, deux percolateurs de grande taille, gris, argentés. Le long du comptoir, le siège rond des tabourets, bien alignés et rangés. On n’en voit que le dessus ; le bas nous est caché par la partie inférieure de la façade. En effet, tout cela, ce décor, cette scène, l’intérieur du café, nous le voyons du dehors, de la rue, par les très larges et très hautes vitres du bar. Nous dirions que ce bar occupe un coin de rue, s’il ne donnait sur l’extérieur par un arrondi, un ovale, un peu comme une proue de bateau, une étrave, ou un môle. Ce bar est un bateau, à l’ancre dans la nuit, dont le serveur en veste blanche, calot sur la tête, serait le seul homme
d’équipage. Et
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