Emile Zola
fonctionnaires, des titulaires de charges, des possesseurs de terre et de châteaux, des gros négociants et des hommes à professions dites libérales, jusqu'aux modestes employés, aux petits commerçants, aux contre-maîtres, aux surveillants, aux ouvriers détachés de l'établi, démunis de l'outil et portant redingote et veston, siégeant au bureau, circulant dans les ateliers, tous ceux-là n'aiment pas ce qu'ils appellent le «Peuple».
Ils peuvent le flatter à haute voix pour lui soutirer des bulletins de vote, pour l'amadouer et éviter ses insolences, ses gros mots, peut-être ses voies de fait ; ils n'ont pour lui, sauf quelques rares exceptions, que secret dédain et instinctive répugnance. Quelque chose de la répulsion méprisante et haineuse du créole pour le nègre. Les barrières matérielles qui isolaient, dans les États-Unis du Sud, les blancs des hommes de couleur ont pu être renversées là-bas ; elles subsistent, chez nous, morales. La bourgeoisie, la classe ci-dessus dénombrée, ne fraye pas avec le travailleur manuel. Elle ne partage ni ses plaisirs, ni ses peines. Elle est indifférente à ses souffrances, à son emprisonnement fatal dans les cellules sociales d'où il est si difficile de s'évader. Est-il un seul de ces bourgeois qui consente à faire apprendre à son fils un état manuel, un métier, à moins d'y être contraint ? Une fille de cette bourgeoisie épouse-t-elle librement, sur le conseil de ses parents ou par amour, et par choix, un ouvrier ? Les classes marchent dans la vie sur des voies parallèles. Elles cheminent sans se confondre, leur union n'a lieu qu'à titre exceptionnel. Ceux qui se mélangent ainsi sont des individus à part, qualifiés selon le côté de la voie qu'ils occupent, de déclassés ou de parvenus. Ces deux armées rivales s'injurient et se lancent de loin des regards irrités. Pour l'ouvrier, la classe bourgeoise se compose de fainéants, d'inutiles, de jouisseurs, d'exploiteurs ou simplement de privilégiés chançards, dont on envie la veine, qu'on voudrait bien imiter, dans les rangs desquels on s'efforce, à coup de coude, parfois à coups de crimes et d'abjections, de se faufiler, mais que le commun des déshérités du sort se sent impuissant à rejoindre et à fréquenter.
Pour le bourgeois, la classe ouvrière, est un ramassis d'êtres inférieurs, grossiers d'allures, sentant mauvais, capables de tous les méfaits, toujours entre deux vins, et dont les amours font songer aux accouplements des bêtes, en somme des êtres inférieurs avec lesquels on ne fraternise que les jours d'émeute et les soirs d'élections.
Zola, par la suite, dans ses généreux contes de fées humanitaires, publiés sous des noms qu'on donne à présent aux cuirassés : Travail, Vérité, Fécondité, a réhabilité l'homme du peuple, exalté les vertus ouvrières, idéalisé le forgeron, le paysan, l'instituteur, et peint avec des couleurs fort sombres le monde bourgeois, mais, à l'époque de l'Assommoir, il a tracé un si vilain tableau des moeurs du peuple qu'il a pu passer pour avoir fait oeuvre de réaction et de diffamation sociale. L'Assommoir, où l'on ne voyait que des pochards et des prostituées, apparut à la fois comme une caricature et comme une satire de la classe ouvrière. Malgré ma vive admiration pour Zola, malgré le respect qu'on doit avoir pour une oeuvre de la force de l'Assommoir, il est difficile de ne pas reconnaître que cette peinture des existences et des moeurs ouvrières est peu flatteuse pour la population laborieuse. Plus on l'estimera exacte, plus cette reproduction de la vie faubourienne apparaîtra blessante et même injurieuse, pour les modèles. Elle donne trop d'arguments aux antipathies bourgeoises, et l'on s'explique ainsi pourquoi Zola, honni légendaire comme pornographe et irrespectueux envers le clergé, la morale et le capital, a paru longtemps suspect aux milieux démocratiques. Son tableau, du reste, péchait par l'exactitude. Il n'y a pas que de la débauche et de l'ivrognerie dans les faubourgs, et les ouvriers laborieux, sobres, rangés, sont encore en majorité.
Sans cela, Paris ne serait qu'un assommoir géant et qu'un colossal asile d'aliénés.
Les personnages de l'Assommoir, en mettant à part Coupeau et Gervaise, qui devaient symboliser et synthétiser la déchéance morale, matérielle et sociale de l'ouvrier, conséquence de l'atavisme et de l'alcoolisme, sont tous des ivrognes, des coquins,
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