Emile Zola
raconte les actes de ses personnages, ou décrit ce qui se passe dans leur conscience, il emploie nécessairement les termes, les tournures, les formules qui sont à sa disposition et qui correspondent à sa culture, à sa force de coloris, à l'intensité de son style, et pas autrement. On ne saurait demander à un auteur dramatique du XXe siècle, donnant une pièce sur l'Affaire des Poisons, de mettre dans la bouche de ses acteurs les phrases et les tournures usitées à la cour de Louis XIV, ou à un romancier moderne, traitant un sujet se passant dans l'antiquité, de faire parler ses héros comme les contemporains de Pétrone Arbiter.
Ni Victorien Sardou ni Sienkiewickz n'ont estimé nécessaire, à la vraisemblance de leur oeuvre ou à l'illusion du public, ce trompe-l'œil linguistique.
L'Assommoir eût été un livre tout aussi fort, et aurait fourni un tableau tout aussi saisissant des milieux populaires, s'il eût été écrit dans le style des autres romans de Zola. D'autant plus que l'argot employé par lui est plutôt poncif, et hors d'usage. C'est un idiome excessivement variable que ce jars ou jargon. Il se forme et se déforme avec une surprenante spontanéité et une diversité continue. Une vraie végétation cryptogamique. Elle se développe rapidement sur le fumier des villes.
Ceux qui usent de ces vocables étranges se proposent surtout de parler une langue à eux, une langue secrète. Il s'agit de ne pas être compris par tous, de se faire entendre des seuls initiés. L'argot des personnages de L'Assommoir était déjà démodé au temps où Denis Poulot en mettait des expressions sur les lèvres de ses ouvriers du Sublime.
Il serait incompréhensible et ridicule aujourd'hui. Celui qui, même à l'époque où Zola place ses personnages, eût répété, dans un assommoir quelconque, les expressions que l'auteur prête à Bibi-la-Grillade ou à Mes-Bottes, eût provoqué chez les copains un ahurissement analogue à celui qui, dans un salon, accueillerait un jeune provincial s'imaginant qu'il est toujours d'usage, à Paris, de mâcher les r, comme les incroyables du Directoire. Le terme même d'assommoir n'a jamais été employé, au moins couramment ; on disait, et l'on dit encore, parmi ceux qui fréquentent ces endroits populaires : bistro, mannezingue, mastroquet, abreuvoir, etc. L'Assommoir était simplement le sobriquet d'un cabaret de Belleville.
Une chanson, grossière, de Charles Colmance avait donné une notoriété à cette guinguette. Voici le couplet de cette chanson, dont le refrain était :
«J'suis-t-y pochard !»
À l'Assommoir de Bell'ville,
Au vin à six sous,
À propos d'une petite fille,
J'ai z'evu des coups.
J'en ai-t'y r'çu un terrible
Dans mon pauv' pétard...
On n'm'appell'pus l'invincible,
Ah ! j'suis-t-y pochard !
Cette question de forme, de vocabulaire, n'a donc pas eu l'importance ni l'originalité que lui attribuait l'auteur. Le grand succès de l'Assommoir tint à d'autres causes : d'abord à l'intensité du drame de l'alcool, à la peinture violente des moeurs populaires, à la vigueur et au coloris des tableaux de l'existence ouvrière. Il faut également noter que l'Assommoir a été surtout un succès bourgeois, presque un triomphe de réaction. L'antagonisme des classes était flatté. Malgré les affections sympathiques, les élans, les effusions, qui se manifestent, surtout dans la vie publique, en vue de la captation électorale, ou par crainte prudente, ceux qu'on nomme les bourgeois n'aiment guère ceux de leurs contemporains qu'on englobe dans la désignation de «peuple». La distinction paraît subtile. Elle est forte, cependant, et aisée à constater. Elle se traduit par le langage, par le costume, par le cantonnement et la séparation d'existences et d'habitudes. Ceux qui ne se livrent pas à un travail manuel, qui ne sont pas salariés à la journée, ou qui ont des prétentions à une certaine élégance, à une distinction plus ou moins affinée, ceux qui se classent dans la catégorie des «messieurs», leurs épouses étant des «dames», et leurs filles des «demoiselles»,-on sait quel fossé il y a entre ces deux expressions : une «dame» ou une «femme» vous demande !»-ceux-là sont désignés sous le nom historique et politique de «Bourgeois» ; ils forment une formidable caste, allant de la haute finance, de l'aristocratie vieille ou neuve, des
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